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Il faisait une chaleur étouffante. Angélique marchant, absorbée dans ses pensées, se trouva, impromptu, devant Sabine de Castel-Morgeat.

C'était celle-ci qui l'avait abordée.

– Les travaux de réfection de ma maison sont achevés, lui dit l'épouse du gouverneur militaire. M'accompagneriez-vous afin que je puisse vous en faire les honneurs ?

Angélique s'attendait si peu à l'invite qu'elle demeura coite, dans l'impossibilité de décider ce qu'elle devait faire.

– J'ai remeublé mon salon. Et, dans quelques jours, Anne-François pourra être logé dans une chambre plus confortable, à condition que vous autorisiez son transport comme sans danger du château Saint-Louis.

Sabine n'exagérait-elle pas un peu ? Parce que la descente des Iroquois les avait obligées, malgré elles, à garder des relations normales, s'imaginait-elle que ce qu'elle avait fait était nul et non avenu ?

– Madame Le Bachoys m'a touché un mot à votre sujet, dit vivement Sabine.

– À quel propos ? demanda Angélique, sur la défensive.

– Elle m'a dit que nous vous devions tant que nous en devenions ingrats. Qu'elle s'était posé la question si à votre tour vous n'aviez pas besoin d'aide et qu'elle m'estimait la personne la plus habilitée pour le faire de la plus efficace façon. Madame Le Bachoys est une personne d'une délicatesse infinie et nullement cancanière. J'ai compris son intention. Ne voulez-vous pas que nous parlions un peu ?

La maison reconstruite des Castel-Morgeat se dressait un peu en retrait de la Prévôté, au sommet d'un jardin dont les grilles ouvraient sur la Grande Allée.

Du salon où Sabine introduisit Angélique on avait une vue sur les lointains, plus belle encore si possible que du château Saint-Louis. Le soleil entrait et faisait briller agréablement le bois des meubles que Mme de Castel-Morgeat avait enfin pu réintégrer dans leurs murs. Angélique n'aperçut pas la petite coupe d'or et d'émeraude.

– Qu'avez-vous à me dire ? demanda-t-elle froidement.

– Vous me trouverez peut-être prétentieuse si je vous dis que je vous ai fait venir pour vous parler de moi. Cependant je le ferai. Car je crois que c'est là ce qui peut donner la plus juste estimation de ce qui vous a fait de la peine et ainsi contribuer à vous délivrer de tout souci et vous rasséréner.

– Vous en parlez à votre aise, maugréa Angélique, amère.

Elle vit Sabine de Castel-Morgeat se retenir de pouffer, puis soudain s'exclamer :

– Oh ! Angélique ! Est-ce possible ? Vous ! Vous ! Qui ?

– Vous allez dire comme Madame Le Bachoys : « Vous, une séductrice ? »

– Mais oui ! En effet ! Ne connaissez-vous pas vos armes ? Qui peut entrer en lutte avec une femme qui possède votre beauté ?

– La beauté n'est pas tout, fit Angélique en touchant son visage d'un air malheureux.

– Sans doute. Mais c'est souvent beaucoup. Ne soyez pas ingrate envers la nature qui, en vous parant de telles grâces à votre berceau, vous a épargné tous ces travaux et ces efforts pour plaire auxquels sont astreintes vos sœurs moins favorisées.

– Vous n'avez pas à vous plaindre en ce domaine, je vous l'ai dit maintes fois.

– Soyez-en remerciée. Mais malgré votre bonté, et malgré votre découragement passager, nulle d'entre nous ne se fait d'illusions, vous garderez la palme quelle que soit la partie à laquelle vous vous engagez, comme femme vous possédez l'arme première... Angélique, pardonnez-moi d'insister, mais êtes-vous réellement aussi meurtrie que vous semblez le témoigner ou bien jouez-vous un peu la comédie ?

Angélique sentit de malencontreuses larmes lui remonter aux paupières..

– Je suis très misérable ! affirma-t-elle.

Devant le ton puéril de son assertion, Mme de Castel-Morgeat ébaucha un sourire et Angélique frémit. Si Sabine se mettait à rire et à sourire, elle allait acquérir trop de charme. Et si, par-dessus le marché, Angélique lui laissait l'avantage de la grandeur d'âme et de l'aimable caractère, avec, en plus, celui de ses origines toulousaines, alors, oui, cette fois, elle pourrait devenir une rivale inquiétante. Mais alors Angélique n'aurait à s'en prendre qu'à elle-même car elle aurait en se cantonnant dans une attitude chagrine « creusé sa tombe », comme disait la Polak. Il était temps encore...

– Vous payez vos fatigues et vos émotions, dit doucement Sabine. Vous allez vous reprendre. Ne voulez-vous pas vous asseoir ?

Angélique attira un fauteuil.

– Alors ? fit-elle en s'asseyant, je vous écoute. Parlez-moi de vous...

– Angélique, quand, il y a quelques jours, j'ai vu mon fils renaître à la vie et vos paroles me confirmant qu'il était sauvé, vous avez fait cesser le cauchemar dans lequel j'avais vécu depuis l'instant où on me l'avait ramené mourant, j'ai su que je recevais du Ciel tout ce que je pouvais souhaiter de meilleur en cette vie. Comme elle m'a paru simple désormais, cette vie, après qu'il m'a fallu envisager de la poursuivre, des années et des années, avec le glaive de la perte de mon enfant, de mon fils unique au cœur, la perspective de souffrir ce vide qu'on ne peut combler, une absence irrémédiable qui vous rejette à jamais du côté de la mort car avec votre enfant un peu de vous-même est descendu au tombeau. Oh ! Certes, je ne l'ignore pas, je ne vais le retrouver petit garçon bien à moi que le temps de sa convalescence. Et puis, il guérira et il partira. Mais n'importe quand on sait qu'un jour on peut entendre de nouveau son pas vif résonner, le voir surgir devant soi, vivant. Combien la vie m'a paru belle et facile de la vivre ! Je saurai calmer les exigences de mon imaginaire. Je ne réclamerai plus rien d'elle que ce qu'elle pourra me donner. Je suis heureuse, Angélique. Et je ne peux supporter l'idée que par un contrecoup injuste et qui n'aurait pas dû être, car vous n'auriez jamais dû le savoir Angélique, vous souffriez, vous à qui nous devons tant.

Sabine croisait et décroisait ses doigts. Ce qu'elle avait à dire n'était pas facile, mais elle avait décidé d'aller jusqu'au bout.

– ... Il faut que dans la mesure du possible vous sachiez ce qui est arrivé afin de ne pas vous exalter dans de fausses imaginations. C'est impensable que cela ait transpiré et soit parvenu jusqu'à vous, car ce ne pouvait être que par hasard et sans lendemain.

« Si elle savait à qui je dois la bonne nouvelle », pensa Angélique.

Mais elle serra les lèvres et ne dit rien.

– ... Les détails de ce qui a précédé mon incursion à Montigny se perdent dans un brouillard confus. Je sais seulement que j'étais folle, sur le point de perdre la raison et que je ne peux m'empêcher de considérer qu'il m'a sauvée en agissant comme il l'a fait. C'est assez humiliant pour une femme que de le reconnaître, mais il y a eu dans son geste une grande part de bonté...

– Une bonté qui ne se souciait guère de moi.

– Vous êtes très forte, Angélique, et moi j'étais faible et perdue... Je vais me taire car je vois combien ce que je vous dis est déplaisant pour vous... Je voudrais cependant vous donner encore ma pensée sur ce point.

« De toute façon, c'est toujours ulcérant », se raisonna Angélique se rappelant les conseils de Mme Le Bachoys.

– Continuez, dit-elle à voix haute.

– Vous êtes très forte, Angélique. Je ne sais si vous avez toujours été ainsi. Il se peut que vous ne soyez parvenue à cet état que subitement et récemment... Mais je sentais tellement que vous étiez la plus forte. Et lui aussi. Peut-être aurait-il manifesté plus de... scrupules, s'il n'avait été certain que vous n'étiez devenue très forte... L'on pouvait espérer que vous ne sauriez jamais, mais il a pris le risque parce que, en tout état de cause, il vous faisait confiance. Il vous devine en tout, vous accepte... au point d'être séduit par ce que d'autres pourraient appeler vos... défauts. Libéralité que vous ne pratiquez pas avec autant de largesse à son endroit... encore que vous ne l'aimeriez pas autant s'il était autre... et moins hardi...