– Merci, dit Angélique, la gorge serrée. Vous êtes très généreuse.
– À condition que vous le soyez aussi. Souvenez-vous de ce que j'exige de vous. L'oubli pur et simple de cette affaire, même en sa présence et, bien entendu, l'abandon de telles réflexions moroses et non fondées dont vous encombrez votre esprit, en ce moment. Ne vous diminuez pas par des mesquineries indignes de vous, des jalousies ou des craintes sans objet. Restez vous-même, je vous en prie. Restez celle dont nous avons besoin. Restez vous, Angélique.
– Et qu'est-ce donc qu'être Angélique ?
– Nul ne sait... seulement que sans elle, le soleil s'éteindrait...
Angélique ne répondit pas. Elle alla vers la fenêtre et regarda le paysage dont elle s'était emplie la vue tant de fois, guettant les subtils changements qui ne cessaient de s'y jouer comme si, au gré des lignes mouvantes, des couleurs, des reflets et des lumières, des passages de l'ombre au jour, de la tempête au ciel pur, elle eût reçu les réponses auxquelles aspirait son âme.
« ... Devant toi... toujours... la vie... »
Elle tressaillit.
– Sabine ! dit-elle d'une voix changée. Venez ! Venez vite !... Il me semble...
Mme de Castel-Morgeat se précipita.
– Regardez ! Là-bas !
Surgissant du pastel bleu pâle de la brume qui au loin estompait les contours, une aile blanche d'oiseau palpitait, éclatante, puis une autre, une autre encore, qui apparurent avançant et se déployant, et grandissant au sein du fleuve, avec une douce, dansante et lente solennité.
– Les navires..., dit Mme de Castel-Morgeat d'une voix étouffée. Les navires de France ! Les navires de France...
*****
Une rumeur montait de la ville, car, depuis d'autres observatoires, les voiles avaient été aperçues.
Angélique saisit le bras de celle qui se trouvait à ses côtés.
– Et s'ils apportaient notre condamnation ?
– Alors nous vous défendrons, s'écria Sabine de Castel-Morgeat, nous vous défendrons tous...
S'il le fallait, elle était prête une fois de plus à tirer du canon.
Douzième partie
La lettre du Roi
Chapitre 90
Angélique courut chez elle et y trouva rassemblés les principaux officiers commandant les navires de M. de Peyrac : Erikson, Vanneau, Cantor... chacun accompagné de six hommes, tous étaient vêtus sans ostentation, mais armés de mousquets ce qui, dans la ville qui continuait à demeurer en alerte depuis la venue récente des Iroquois, ne pouvait passer pour une provocation.
– Ce sont les ordres de Monsieur de Peyrac en cas de l'arrivée des premiers courriers de France en son absence, rappela Barssempuy qui arriva peu après.
La garde de la maison et du château de Montigny devait être renforcée. La garnison des fortins construits sur la Saint-Charles, au Cap Rouge et en différents lieux à l'arrière de la ville avait été doublée et mise en état d'alerte, et M. de Barssempuy avertit Mme de Peyrac, tout en la priant de l'en excuser, qu'elle-même et ses enfants ne devaient plus se déplacer sans escorte.
– Précautions inutiles, j'en suis convaincu, avait ajouté le comte, mais précautions qu'il est préférable d'observer.
Angélique les laissa prendre tous les dispositifs qu'ils voulaient. Les enfants qui étaient accourus de toutes les directions, Honorine, Chérubin et Marcellin sautaient de joie et d'impatience. Suzanne se désolait de ne pouvoir enfiler à ses quatre garçons les habits du dimanche, disparus dans l'incendie. À Québec, chacun essayait, à l'arrivée du premier navire, de se vêtir à son avantage et c'en était devenu presque une tradition.
Coquetterie bien inutile. En arrivant sur les quais noirs de monde, Angélique comprit qu'elle aurait pu être parée comme une châsse et se déplacer avec tout un arsenal sans attirer l'attention. Personne ne remarquait plus personne.
Le premier navire venait de jeter l'ancre dans la rade.
Et les flancs de l'arche commençaient de vomir leur contenu, magma d'humanité, d'animaux, de bagages et de marchandises, que la Mer des Ténèbres avait ballotté de longs jours dans la solitude des eaux recouvrant la terre disparue.
Faisant force rames, les chaloupes déversaient sur les rives de Québec l'habituel contingent de soldats abrutis ou gouailleurs dans leurs uniformes avachis, tenant leurs armes à bout de bras, d'immigrants hâves et éperdus, d'ecclésiastiques en noir solidement groupés, de voyageurs fourbus, de voyageurs hilares rentrant au pays et qui commençaient de crier à deux toises du rivage qu'ils en avaient assez de Paris et de ses rues puantes et des fonctionnaires grincheux et que rien ne valait la bonne terre du Canada, de familles attendues par les leurs : pères, mères venant rejoindre leurs enfants établis et qui pleuraient en découvrant leurs petits-enfants sur la grève leur faisant des signes de bienvenue, de saintes femmes modestes, miraculeusement nettes et propres, la coiffe blanche empesée comme il en sort toujours des plus insalubres coques de navires, de bébés nés en mer, de malades aux gencives sanguinolentes – scorbut – ou désincarnés par la malnutrition que l'on transportait dans des bâches ou par les bras et par les pieds et que l'on posait là, à même le sol, ouf ! D'hommes d'affaires attendus suivis d'un valet et d'un secrétaire, négociants, marchands, actionnaires et dirigeants de la Compagnie marchande des fourrures, quelques faces patibulaires qui, se mêlant aux hommes d'équipage, essayaient de se glisser parmi les immigrants et qui étaient aussitôt repérés par les sbires de Carreau d'Entremont ou les archers de Carbonnel, mis en place. Enfin, reconnus de loin, dorures scintillantes et panaches au vent, les grands seigneurs, les officiels, les envoyés du Roi et des ministres, convoyant le courrier diplomatique et administratif.
Des barques et des radeaux amenaient des chevaux hennissants, des chèvres bêlantes, des porcs hurlants comme si on n'en avait pas assez au Canada, et qu'ils « n'auraient pas mieux fait de les faire manger en mer à leurs passagers, ces bestiaux, plutôt que de nous débarquer des mourants ! »
Les caporaux recommençaient à brailler et à ranger leurs soldats.
– Fini le mal de mer, coquins ! Tenez-vous droits !
Les enfants des immigrants se réunissaient aussi et se montraient du doigt leurs premiers Indiens.
La population québécoise s'effaçait, disparaissait, se muait en un corps nouveau, s'infiltrant, se dispersant et se mêlant aux arrivants, jusqu'à ce qu'il n'y eut plus qu'une seule et même foule agitée, caquetante, se racontant, se plaignant, se perdant en effusions, réclamant à cor et à cri son courrier.
Et pour la première fois Mlle d'Hourredanne était au port et recevait des mains du capitaine la cassette contenant les lettres écrites par son amie La Belle Herbière, veuve du Roi de Pologne.
Des amis qui, la veille, dans Québec, se seraient arrêtés longuement pour discourir entre eux de la douceur du temps, s'ignoraient. Les gens se croisaient, se recroisaient et se croisaient encore sans se voir. À plusieurs reprises Angélique rencontra M. de Bardagne, Ville d'Avray, Vivonne sans qu'il n'y eut de part et d'autre rien de plus qu'un regard rapide et indifférent échangé. Elle fut hélée par un homme de mine agréable mais qu'elle ne reconnaissait pas car elle ne s'attendait pas à le voir débarquer d'un navire venant de France. Elle ne saurait que deux jours plus tard qu'il s'agissait du baron de Saint-Castine, leur voisin de la côte du Maine, monté à bord au courant d'une escale dans le Golfe Saint-Laurent, et qui venait s'informer de son coffre de scalps anglais.