Elle vit le duc de Vivonne s'entretenir longuement à voix basse avec un personnage élégant qui devait le renseigner sur les poursuites et les accusations qui avaient été élevées et entreprises contre lui et s'il pouvait les espérer définitivement étouffées et peut-être avec elles, par la même occasion, le dénonciateur. Vivonne semblait satisfait, se redressait et retrouvait son maintien arrogant et cette manie exaspérante des courtisans de toujours parler pour un seul, en remuant à peine les lèvres tout en jetant à droite et à gauche des regards méfiants comme s'il était d'une importance capitale que leurs propos ne soient pas surpris par le menu fretin.
Il entraîna l'individu que suivaient de nombreux domestiques portant les bagages. Le duc avait toujours son bras en écharpe car sa blessure se guérissait mal. Il boitait légèrement.
Ville d'Avray aussi boitillait et avait un bras en écharpe, suite de son duel. Cela ne l'empêchait pas de courir partout.
Angélique aperçut Bérengère-Aimée de La Vaudière qui sanglotait, échouée sur un ballot et appuyée contre une malle. La lettre qu'elle venait d'ouvrir lui annonçait dès les premières lignes que sa mère était morte.
– Mais lisez ! Lisez tout ! lui intimaient Euphrosine Delpech et Mme de Mercouville.
– Mais, elle est morte, gémissait Bérengère.
– Mais vous saurez de quoi ! Si sa fin a été heureuse, cela peut vous apporter consolation.
Mme de La Vaudière se reprit, lut tout et s'effondra évanouie. Son père était mort aussi.
Sur le couvercle de la malle, deux négrillons assis, les jambes pendantes, la face grise encore de malaise sous leurs turbans à aigrettes, portant une livrée de page en satin rose un peu fripée et des souliers à boucles d'argent, roulaient des yeux blancs, effrayés. Un homme à l'allure d'intendant de grande maison réclamait partout Monsieur de Ville d'Avray.
La duchesse de Pontarville, l'informa-t-il quand il l'eut trouvé, lui envoyait deux petits Maures ainsi qu'il l'en avait priée, pour le service de sa maison. En échange, elle lui demandait de soutenir au Canada les affaires de l'homme qui les avait accompagnés et de lui obtenir, pour elle, des actions de la compagnie qui avait le monopole des fourrures.
– Mais je repasse en France, MOI ! s'écria Ville d'Avray... Je viens de perdre un être cher par la faute des Iroquois, Monsieur... Comment voulez-vous que je demeure dans cet atroce pays ? Si vous avez du cœur, vous devez le comprendre ?
– Oui, Monsieur.
– Alors, que vais-je en faire de ces pages ?
– Et moi, Monsieur, que vais-je en faire ? Je m'embarque dans l'heure.
Car l'agitation de l'arrivée était multipliée encore par la présence de ceux qui voulaient partir par le premier vaisseau et qui s'étaient déjà installés sur le quai avec leurs bagages, afin, dès que le bâtiment serait vide, de pouvoir monter à bord pour retenir leurs places.
Entre autres, le mercier Jean Prunelle et sa femme encadraient solidement leur fille qu'ils confiaient à un ménage ami, ayant décidé de l'envoyer en France chez une tante religieuse dans un couvent où elle apprendrait à ne pas se conduire en Indienne en recevant de nuit, dans sa soupente, des jouvenceaux trop agiles.
L'intendant Carlon entouré de ses commis s'affairait, aveugle et sourd à tout. Il triait des sacs, mettait de côté des enveloppes bardées de cachets, des paquets, des rouleaux, des cassettes. Il s'éleva un différend entre lui et le secrétaire de M. de Frontenac qui refusait de lui remettre deux plis sous prétexte qu'ils étaient expressément réservés à M. de Frontenac et qu'il était souligné – de la part du Roi – que ces plis devaient être remis en main propre, que le Gouverneur devait seul en briser les cachets et en prendre connaissance en premier lieu, avant toutes autres informations.
– Pour ce qui est de les garder en attendant le retour de Monsieur de Frontenac, mes mains valent bien les vôtres, disait Carlon furieux. Je suis intendant de la Nouvelle-France et donc habilité pour recevoir les plis de la plus haute importance en son absence et en prendre connaissance à son défaut.
Un des nouveaux arrivants qui paraissait représenter l'autorité la plus élevée de la délégation convoyant les dépêches du royaume s'approcha.
– Je sais de quoi il s'agit. C'est une question délicate dont Sa Majesté m'a touché deux mots afin qu'il en soit fait de ses volontés comme elle le souhaitait. Elle tient essentiellement à ce que ce soit Monsieur de Frontenac qui brise les cachets de ces ordonnances, ce qui n'implique aucune méfiance vis-à-vis de Monsieur l'Intendant, ni d'intention de le tenir à l'écart. Mais l'affaire traitée l'a été personnellement entre Sa Majesté et Monsieur de Frontenac et le Roi désire qu'elle se conclue par ses soins et dès l'instant même où il entreprendra d'ouvrir les dépêches de Versailles. C'est assez fâcheux que Son Excellence soit en campagne ainsi que le gentilhomme qui est concerné dans ces lettres : Monsieur de Peyrac. Sa Majesté était d'une impatience à ce sujet ! Pour un peu il m'aurait fallu avoir des ailes comme un goéland afin d'être arrivé plus vite !
Angélique qui allait et venait et commençait à se sentir déçue de n'avoir aperçu aucun visage de connaissance parmi les débarqués, « mais qui avait-elle espéré au juste ? » et de n'avoir été recherchée pour aucune remise de courrier, – elle était persuadée que Desgrez se manifesterait, au moins pour lui accuser réception de sa lettre – entendit prononcer le nom de Peyrac et s'approcha du groupe. Jean Carlon la désigna.
– Voici justement Madame de Peyrac. Madame, je vous prie, laissez-moi vous présenter Monsieur de La Vandrie, conseiller d'État au Conseil des Affaires et Dépêches, messager exceptionnel du Roi auprès du Grand Conseil de la Nouvelle-France.
Monsieur de La Vandrie ôta son chapeau à grandes plumes perché sur sa perruque et fit un profond salut de cour, jambes cambrées, accompagnant sa révérence d'un triple et savant circuit aller et retour de son panache. Cependant après avoir exécuté deux nouveaux plongeons, il ne dit mot et se redressa d'un air guindé. Manquait-il d'une certaine aisance avec les dames malgré son haut rang ? Ou n'aimait-il pas voir celles-ci s'immiscer dans les affaires sérieuses ? Il marqua que c'était à M. de Peyrac qu'il en avait et que sa femme ne pouvait évidemment l'intéresser, en se tournant vers l'intendant et le secrétaire en disant :
– J'ai pour ce gentilhomme également un chargement à lui faire parvenir.
Il sortit d'un sac deux enveloppes épaisses qui étaient plutôt des paquets que des missives.
– Monsieur de Frontenac doit les lui remettre lui-même. Je vous remets tout ce courrier, Monsieur l'Intendant, à charge pour vous d'y veiller comme sur la prunelle de vos yeux et de respecter, c'est évident, les desiderata de Sa Majesté en ce qui concerne leur remise, leur lecture, etc. Mais il est certain qu'étant donné l'importance que le Roi y attache, la place de ces documents est normalement entre vos mains.
Le secrétaire s'en alla, furieux. Il était habitué à l'omnipotence que lui conférait sa place auprès du plus haut personnage de Québec et de Nouvelle-France, le Gouverneur. Et voilà ! Il suffisait que cette clique de Versailles arrive pour qu'on se fasse traiter comme des larbins.