– Un bienheureux hasard me permet de vous trouver enfin, lui dit Peyrac en s'approchant d'elle et en lui baisant la main. Ma chérie, ajouta-t-il en voyant le regard fixe qu'elle posait sur lui comme si elle ne le reconnaissait pas, ne vous attendiez-vous pas à me voir revenir avec Monsieur le Gouverneur ou bien dois-je comprendre avec douleur que ma vue vous cause une pénible surprise ?
– Non ! Non ! protesta-t-elle. Pourquoi en serait-il ainsi ? C'est le saisissement et la joie de vous voir alors que, personne ne pouvant me dire où vous étiez, j'ai craint que vous ne soyez reparti pour Wapassou.
– Folle imaginative ! Quand donc vous persuaderez-vous qu'il me pèse d'être loin de vous et que je ne multiplie jamais à plaisir les jours qui me séparent de vous revoir. J'ai mis pied à terre au Cap Rouge, sous le fort près duquel mouillent nos navires. Je trouvais plus rapide de passer par là afin de vous rejoindre dans votre maison de la Haute-Ville que d'aller aborder à Québec et de traverser une ville où j'aurais été retenu à chaque pas... Mais l'on m'a dit que vous étiez déjà au port, puis ensuite que l'on vous avait vue au château Saint-Louis, où Monsieur de Frontenac me faisait appeler à grands cris.
– Mais que faites-vous ? Que faites-vous ? les héla ce dernier... N'êtes-vous pas impatients d'entendre lecture de ces documents par lesquels se tranche votre sort ?
Joffrey posa sa main sur la taille d'Angélique et ils entrèrent ensemble dans la salle du conseil qui était pleine de monde. M. de La Vandrie était là entouré de sa suite et leurs vêtements de cour contrastaient avec la casaque poussiéreuse de Frontenac.
L'entreprenant gouverneur n'en avait cure. Il avait devant lui un monceau de papiers et de parchemins, de rouleaux déployés, d'enveloppes ouvertes, dans un mélange de rubans de différentes couleurs, les « lacs » qui aidaient à briser les cachets de cire dont les éclats avaient sauté par terre sous la vigueur d'une poigne impatiente.
– Aidez-moi, imbécile ! dit-il à son secrétaire qui le regardait les bras ballants. Débarrassez-moi de tout cela ! Non, pas celle-ci... C'est la lettre du Roi. Vous ne vous rendez donc pas compte que je vais donner lecture d'un document qui a plus d'importance et qui aura plus de retentissement dans l'Histoire qu'un traité de paix avec l'Angleterre... et savez-vous pourquoi ? Parce que jamais la grandeur, la magnanimité, l'esprit de mesure et de justice de notre Roi n'y apparaîtront de façon aussi éclatante.
Il pria Joffrey et Angélique d'aller se placer en face de lui à l'autre extrémité de la grande table qu'il présidait.
Son valet de chambre, qui ne l'avait pas vu reprendre haleine depuis son arrivée au château, voulut lui présenter un verre de vin, mais il l'écarta.
– Non ! Nous boirons après... Mais alors, nous boirons bien.
Il s'informa :
– Qu'attendait-on ?
On attendait l'Évêque, lequel on ne pouvait être certain de toucher, car il était allé dire sa messe à Château-Richier.
– Tant pis pour l'Évêque.
Quelques conseillers protestèrent.
– Tant pis pour l'Évêque, tonna Frontenac, je referai une lecture solennelle plus tard avec tout le Conseil présent et le protocole voulu, mais il est impossible d'attendre. Sa Majesté l'a exigé : Proclamation à haute et intelligible voix dès que les sceaux seront brisés. C'est donc ainsi, comme pour nous, la satisfaction du Roi que nous soyons au plus tôt avertis de la joie qu'il éprouve à retrouver en son royaume un homme de grand mérite, des honneurs dont il souhaite le combler ainsi que sa famille, j'ai nommé Monsieur le comte de Peyrac, notre grand voisin des frontières en Amérique, notre hôte à Québec durant cet hiver auquel nous devons ainsi qu'à Madame de Peyrac mille bienfaits, ne serait-ce que de nous avoir permis à tous en ce jour de servir Sa Majesté au mieux de sa volonté et de son bon plaisir.
Nous, Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, salut...
Par le timbre de Frontenac, la voix du Roi se faisait entendre. Venue de si loin, elle avait en cette salle du château Saint-Louis, sur le roc sauvage, la résonance à la fois solennelle et impressionnante que l'on prête à celle des dieux, faisant entendre, à travers la nue, leurs oracles.
De tous ceux qui étaient présents, Joffrey était le seul qui ne paraissait pas troublé jusqu'à en être un peu égaré d'une émotion intense, d'un regret presque religieux.
Angélique qui tenait sa main ne la sentait ni trembler ni frémir, et pourtant ce qu'ils entendaient était incroyable.
Le Roi lui rendait tout. Il lui reconnaissait ses droits, ses titres. Il ne faisait allusion au procès que comme à une action inique, suscitée par des envieux et menée par des incompétents et à laquelle il n'avait pu en ce temps-là, trop jeune, apporter l'examen nécessaire.
Il se réjouissait que la présence de M. de Peyrac au Nouveau Monde lui ait enfin fourni l'occasion de réparer les torts causés à un des plus grands seigneurs du Royaume, dont il n'avait jamais eu à se plaindre.
Suivaient les détails de toutes les faveurs et biens qu'il lui accordait.
Un long paragraphe était accordé à la position du comte de Peyrac en Amérique et, là encore, le Roi se félicitait de ses services et de sa présence. Au passage, M. de Frontenac et les membres du Grand Conseil, nommés expressément, recevaient leur part de compliments et de félicitations.
En achevant la lecture de cette épître mémorable, la voix de Frontenac tremblait. Il laissa retomber les parchemins et, quittant sa place, il alla à Joffrey de Peyrac.
– Frère de mon pays, vous avez gagné, dit-il en lui ouvrant les bras.
Dans sa lettre, le Roi n'avait pas parlé d'elle. Rien de plus que les quelques passages où il notifiait que le comte et la comtesse de Peyrac étaient attendus à Versailles, seraient reçus tous deux avec la plus grande satisfaction par leur souverain, etc.
De nombreuses pièces annexes étaient destinées à Joffrey qui s'enferma avec Frontenac pour les examiner, les entériner et en prendre possession.
Angélique l'attendit en se promenant sur la terrasse et elle réfléchissait à une attitude royale sans doute voulue, qui, à la fois, la rassurait, mais ne lui semblait pas normale. Elle avait aussi escompté que le policier Desgrez, personnage très influent car étant le bras droit de M. de La Reynie, s'était occupé de les « soutenir » auprès du Roi. Il avait obtenu de celui-ci plus de ce qu'ils étaient en droit d'espérer.
Quant au Roi, il savait qui elle était, mais affectait de ne la considérer désormais que comme la comtesse de Peyrac. Elle crut comprendre qu'il avait décidé d'effacer le lourd contentieux de la Révoltée du Poitou. C'était plus simple ainsi.
Elle aurait voulu serrer Joffrey dans ses bras et lui dire : « Enfin ! Enfin, mon cher prince ! Justice vous est rendue ! »
Mais c'était une trop écrasante et subite gloire, un trop éclatant bonheur. Elle réalisait peu à peu.
La nouvelle de leur reconnaissance par le Roi se répandait et on leur faisait énormément de frais. Tout le monde les félicitait. Ce n'était pas flagornerie. Mais ceux qui avaient eu le courage de se mettre de leur bord s'autorisaient à pavoiser, heureux de se sentir parmi les élus et méritant de l'être. Il fallait parler, raconter, questionner...
On acclama M. de Frontenac lorsqu'il sortit accompagné de M. de La Vandrie et de sa belle escorte. Les nouveaux arrivants trouvaient la ville agréable. Qu'avaient-ils redouté de ce pays de « sauvages » ? Ils étaient reçus somptueusement et ils ne pouvaient faire deux pas dans les rues sans se faire applaudir comme des princes du sang.