Un seul se plaignait. C'était celui sur lequel Bardagne avait jeté l'anathème. Il réussit à aborder M. de Frontenac afin de protester. Il n'avait pu trouver un coin pour s'abriter, sauf le toit d'un méchant hangar, que lui avait accordé, sans plus, le représentant d'une compagnie marchande ayant des obligations envers M. Colbert. Il devait ses malheurs à M. de Bardagne autour duquel la ville avait fait front.
Frontenac qui, dans l'allégresse générale, avait « d'autres chats à fouetter », ne l'écouta que d'une oreille distraite et le rabroua.
– Vous n'êtes jamais contents, vous autres de l'entourage de Monsieur Colbert ! Où va-t-il donc recruter ses jeunes commis ? Les fils de magistrats et de bourgeois sont-ils de nos jours plus gâtés que les fils de ducs ? Ceux-ci sont habitués de bonne heure à souffrir l'inconfort pour le service du Roi. Le Canada est un pays rude, Monsieur. Je recommanderai à notre ministre des Colonies de ne pas nous envoyer à l'avenir des femmelettes !
Ainsi ce n'était pas l'une des moindres métamorphoses suscitées par l'air du Canada que d'avoir fait de Nicolas de Bardagne, fonctionnaire doux et consciencieux, un homme acerbe, vindicatif et presque rebelle, mais qui, ayant traversé les tourments de l'hiver, s'était fait aimer de tous à Québec.
*****
Une nouvelle lecture solennelle de la lettre du Roi en présence de l'Évêque et des deux fils, Florimond et Cantor, fut donnée dans l'après-midi.
Angélique n'y assista pas. Elle se trouvait à ce moment au couvent des jésuites, dans la bibliothèque aux beaux instruments scientifiques, aux grands livres ouverts sur des lutrins.
Le Père de Maubeuge l'avait fait mander d'urgence, pour une rapide entrevue, souligna-t-il.
– Je ne veux pas, Madame, lui dit-il, avec sur son visage de mandarin chinois on ne sait quelle expression qui pouvait la faire qualifier de souriante, je ne veux pas vous arracher à l'allégresse de vos amis, mais sachant que les journées qui vont suivre vont passer à la vitesse de l'éclair, j'ai voulu, alors qu'il était temps encore, ménager les quelques minutes qui me permettront tout d'abord de vous assurer de ma grande joie en Jésus-Christ pour l'heureuse issue de vos tribulations à vous et à votre époux. Je n'ai pas besoin de m'étendre sur mes sentiments. La longue amitié qui me lie à Monsieur de Peyrac me permet plus qu'un autre de mesurer combien tout ce qui vous advient aujourd'hui a de providentiel, bien que mérité par la patience et le courage avec lesquels vous avez supporté l'un et l'autre des fortunes adverses.
« Cela dit, nous voici sur le seuil de la séparation...
Le reste de la journée se passa à échanger des récits de guerre iroquoise avec des projets de retour, d'évocation du palais du Gai Savoir dont on rebâtirait les roses murailles, avec l'importance des Wampums que le chef des Cinq-Nations avait remportés dans ses bourgs aux Longues Maisons. L'on ne cessa de sauter du Nouveau Monde à l'Ancien et plus d'une fois Outtaké se trouva dans une même bouche comme assis aux côtés de Louis XIV ce qu'il eût pour sa part estimé bien normal : le Roi est très bon ! Outtaké s'est montré clément ! Sa Majesté sait prêter l'oreille aux conseils de sagesse... Le Sauvage a bien voulu nous écouter...
*****
Chacun venait à eux.
Invités dans toutes les maisons, Joffrey et Angélique se rendirent chez quelques amis puis lancèrent une invitation pour la soirée au château de Montigny et, cette fois, la Polak y vint avec son Gonfarel.
Il était fort tard quand ils purent refermer leur porte sur l'intimité de la petite maison que Joffrey se déclarait impatient de retrouver, parce que là seulement, répéta-t-il, Angélique lui appartenait. Elle voulait parler, mais il l'interrompit.
– Nous avons assez parlé, dit-il en la prenant dans ses bras, Oh ! Seigneur ! Est-ce là l'existence mondaine qui nous est promise de l'autre côté de l'océan ?
– Ne craignez rien, je saurai m'en défendre.
– Et tout d'abord je rétablirai au Gai Savoir un sain équilibre des travaux et des jeux qui doivent combler les aspirations de l'être humain lorsque enfin il se trouve pour un temps, si bref soit-il, à l'abri des dangers et de la nécessité. Je remettrai le temps à l'horloge du plaisir et pour ce faire j'inverserai les heures. Je désignerai la nuit pour festoyer entre amis, danser, chanter, s'enchanter de musique et de fins discours, et le jour pour aimer... dans le silence des chauds après-midi où tout repose alors que le soleil est aussi brûlant et brasillant que les cœurs et les corps...
« Ainsi continuerai-je, avec la plus belle des femmes, la défense de l'amour...
La ville continua à être agitée toute la nuit. Dans la soirée un quatrième navire, venu de Honfleur, avait encore jeté l'ancre.
Chapitre 92
– Il y a un homme âgé qui a débarqué par ce navire de Honfleur, hier soir, lui dit Suzanne tout en commençant à plonger les éléments de la soupe dans le chaudron. Je suis sûre qu'il vient pour vous, Madame.
Elle continua :
– ... Personne ne sait qui il est. Aucune famille ne le réclame ni ne le connaît. Et il n'a pas dit s'il devait continuer sur les Trois-Rivières ou sur Montréal. Il est vêtu simplement, sévèrement. Il s'est présenté au Navire de France.
– Comment sais-tu qu'il vient pour moi ?
– Je le sens.
Angélique pensa à Desgrez. Parfois, durant l'hiver, elle avait envisagé la venue, avec les navires de printemps, de l'entreprenant Desgrez qui, ayant reçu sa lettre et sachant où la trouver, ne craindrait pas de s'embarquer pour la joindre. On s'explique mieux de vive voix que par lettre surtout quand il s'agit de secrets dangereux, de crimes et de complots contre le Roi. Suzanne avait dit : « Un vieil homme », mais pour une jeunesse comme la petite Canadienne, un homme de quarante ans pour peu qu'il montre des tempes grises pouvait être désigné sous l'épithète d'homme âgé.
Elle essaya de le lui faire décrire.
– Il est grand ? Robuste ? Carré d'épaules ?
– Non, vous dis-je, c'est un vieil homme. Plutôt petit... mais parce que voûté par l'âge. Il a dû être grand et mince. Il a l'air...
Elle hésita...
– Je ne sais pas moi... de quelqu'un comme un homme de loi.
« Baumier », se dit Angélique avec un battement de cœur. « Quoi de plus proche d'un homme de loi qu'un policier chafouin. »
– Il s'est présenté au Navire de France où il n'y avait pas un trou. Mais Madame Gonfarel lui en a trouvé un parce qu'il lui a plu.
Ce n'était pas le policier Baumier. La Polak l'aurait flairé et il ne lui aurait pas plu. Et puis que viendrait faire Baumier ici ?
– Qu'est-ce qui te fait dire qu'il vient pour moi ?
– Une idée... et je crois que Madame Gonfarel a eu la même. C'est des choses qu'on sent...
Angélique sourit. Elle ne faisait pas fi des intuitions de ces dames. Mais cela lui semblait peu probable que quelqu'un venu de France, autre que le courrier du Roi, y vînt pour s'intéresser à eux et surtout à elle comme avait l'air de le dire Suzanne.
Néanmoins, elle se tint devant le miroir.
« Je dois me faire belle. »
Elle arrangea ses cheveux, examina son visage. Les discours de Bérengère sur la vieillesse n'avaient pas été sans éveiller ce petit pincement au cœur, inévitable à toute femme qui voit passer le cours du temps.
« Vous ressemblerez à une fée ! » avait-elle dit.
Soit ! Mais le plus tard possible. Elle se sourit, parce que tout ce que pouvait lui renvoyer le reflet du miroir, c'était l'assurance qu'elle était au zénith de sa beauté encore intacte, seulement plus affinée avec une expression plus sereine. Il n'y avait que ses cheveux pâles, mais elle les avait depuis de longues années et quiconque l'aurait connue, même à la Cour, ne s'en montrerait pas surpris.