Suzanne, du palier du premier étage où elle s'était rendue pour balayer les chambres, l'appela à mi-voix.
– Madame ! Madame ! Le voici ! Il monte la rue...
Angélique la rejoignit à la fenêtre ouverte.
– Le voyez-vous là-bas, ce vieil homme en noir qui porte un sac de tapisserie à la main et un rouleau sous le bras ?
Angélique se pencha à son tour. Elle ne souffla mot, mais Suzanne, contre elle, la sentit tressaillir. Au bout d'un instant elle se détourna, dévala l'escalier et courut tirer la porte de la rue.
Le vieillard aux cheveux blancs sous son chapeau rond, dans son manteau sombre dont le collet ne laissait apercevoir de clair qu'un simple rabat de lingerie sans garniture, marchait les yeux à terre car il était en effet légèrement voûté, ce qui ne l'empêchait pas de gravir la rue d'un pas alerte, malgré son sac de voyage encombrant et le grand rouleau enveloppé de toile gommée qu'il portait sous l'autre bras.
Un peu avant d'arriver à la hauteur de la maison de Mlle d'Hourredanne, il redressa la tête afin de chercher du regard la demeure qu'on lui avait indiquée. Et il vit Angélique au milieu de la rue qui l'attendait. Derrière elle, le grand orme traversé de soleil lui faisait une auréole de verdure.
Le vieil homme fit halte. Il ne s'écria pas en lui-même comme l'avait fait le vieillard Siméon : « Rappelez-moi, Seigneur, à vous, puisque j'ai vu briller ce jour, je n'ai plus qu'à mourir. » Mais comme le prêtre du temple, il comprenait qu'il avait attendu et attendu ce jour, gardant la certitude secrète qu'il ne pourrait mourir sans avoir su ce qu'elle était devenue et sans l'avoir revue.
Elle n'avait pas changé. Elle avait toujours cette même expression de droiture et de gentillesse qui lui attirait les cœurs et il éprouva un sentiment de fierté et de victoire à la découvrir plus belle encore.
Et malgré lui, car c'était un homme austère et rigide, un sourire étira ses lèvres parcheminées.
Angélique descendit vers lui, les mains tendues.
– Je vous salue, Monsieur Molines. Soyez le bienvenu en Nouvelle-France.
« Molines, dit-elle, aurais-je jamais imaginé que je vous reverrais au Canada... C'est fou ! Comment avez-vous osé vous lancer dans une aussi pénible traversée à votre âge ?
– Depuis que j'ai commencé à m'intéresser aux affaires de votre père et que vous alliez sur vos huit ans, dit l'intendant Molines, vous avez toujours pensé que j'étais très vieux. Or, lorsque quelque dix années plus tard je me préoccupai de vous marier à Monsieur de Peyrac, j'approchais des cinquante ans et aujourd'hui, je n'en ai pas encore soixante-quinze...
– Ainsi va le temps, dit Angélique en riant. Une petite fille qui lève le nez pour regarder un grand monsieur sévère le croit très vieux. Et puis peu à peu au cours de la vie c'est elle qui le rejoint.
Elle l'avait fait asseoir dans le petit salon auprès du poêle de faïence désormais éteint.
Elle se tenait devant lui, absurdement heureuse et ne pouvant en croire ses yeux, reprise par cette sensation mêlée de respect et de culpabilité qu'elle avait toujours éprouvée devant le docte intendant. Respect pour ses compétences, culpabilité parce que chaque fois qu'elle avait eu affaire à lui, cela avait été pour qu'il l'oblige à quelque chose de difficile et qu'elle ne voulait pas accomplir. Et il arrivait par ses raisonnements à la convaincre et à lui faire dire oui de sa propre volonté et elle en demeurait irritée, désespérée, et en admiration devant son habileté.
C'était son enfance, son adolescence, son mariage à Toulouse, son second mariage avec Philippe du Plessis-Bellière dont il était l'intendant, qui se levaient à ses yeux avec la présence de l'intendant Molines qui, après avoir posé soigneusement le rouleau qu'il portait contre le mur, ouvrait son sac de tapisserie posé à ses pieds et en tirait une enveloppe blanche scellée de cire.
Il se redressa, lui lança un bref regard incisif qui la fit frissonner tant il ressuscitait pour elle une époque qui n'était plus qu'un songe et il lui tendit le pli.
– J'ai à vous remettre cette lettre de la part du Roi.
– Du Roi ! répéta Angélique.
– Asseyez-vous, dit Molines en lui désignant un siège en face de lui.
Elle obéit machinalement tenant en main le pli à l'épais cachet où elle reconnaissait le contre-sceau de Louis XIV avec les anges de la Gloire et de la Fortune soutenant l'écusson à trois fleurs de lys sommé d'une couronne et d'une croix.
– Ouvrez...
Elle tira sur le ruban et rompit la cire.
Elle était impressionnée à l'idée que le Roi avait touché cette lettre. C'était sa main qui, après l'avoir écrite, l'avait cachetée. Il avait voulu être seul dans son cabinet aux tentures bleu et or qu'elle connaissait si bien et il avait lui-même tourné le bâton de cire sur la flamme.
Elle déploya le feuillet. Elle vit la signature : Louis. Il n'y avait que quelques mots d'écrits, elle lut.
Pour vous, ma belle amie, j'ai créé des merveilles.
Louis.
Elle resta là, tenant aux deux coins, haut et bas, la feuille blanche qui frémissait entre ses doigts afin qu'elle demeurât ouverte devant elle.
« Pour vous, ma belle amie, j'ai créé des merveilles. »
Soudain elle sursauta.
– Molines !... La date ? C'est une erreur. Elle est de près de six ans en arrière.
– Cette lettre, en effet, fut écrite par le Roi à votre intention il y a six années. C'était elle que je vous rapportais après m'être rendu à Versailles après avoir remis à Sa Majesté votre lettre de soumission. Dans cette lettre... vous souvenez-vous ?... vous lui demandiez grâce, lui promettant de revenir à la Cour à condition qu'il délivrât votre province et vos terres de la soldatesque qui venait vous humilier jusque sous votre toit dans votre château du Poitou : Le Plessis.
« Vous étiez prisonnière et maltraitée et j'en avertis le Roi répondant aux questions qu'il me posait.
« Le Roi aussitôt donnait des ordres et, par moi, vous envoyait cette lettre que vous tenez aujourd'hui entre vos mains. Il était prêt à toutes les concessions pour vous revoir.
« Mais, lorsque je parvins au Plessis vous savez le spectacle que j'y ai trouvé : des ruines fumantes, l'héritier du domaine, Charles-Henri, mort, vous disparue.
« Dès que je le pus, je retournai à Versailles pour ramener au Roi sa lettre désormais inutile et que je ne pouvais vous remettre ignorant où vous vous trouviez.
« – Elle a pris les armes contre moi, dit Sa Majesté d'une voix altérée. Je ne peux plus rien pour retenir mon bras justicier contre elle... Cette femme doit être vaincue... Sa tête vient d'être mise à prix... »
« Le Roi déposa dans un tiroir de son cabinet secret le pli désormais inutile. Cependant, avant que je ne m'éloigne, il me fit promettre de demeurer son intermédiaire entre vous et lui si l'occasion s'en présentait.
« Ainsi les années ont passé dans le tumulte des armes, de grandes misères, de grands tourments... Maintenant la province est apaisée... j'ai fait reconstruire le château du Plessis et mes affaires sont prospères. Je vous donnerai tous les détails en temps utile, mais sachez dès maintenant que, par ordre du Roi, le domaine vous reviendra avec licence de le faire passer par héritage sur la tête d'un de vos enfants6.
« Donc les années avaient passé. Après l'écrasement de la révolte, le silence s'était fait sur votre personne. À plusieurs reprises, je cherchai à retrouver votre trace, mais toutes les pistes s'arrêtaient brusquement. Nul ne pouvait dire si vous étiez morte ou vivante. Je me doutais que Sa Majesté, de son côté, poursuivait ses recherches, mais n'ayant rien à lui communiquer, je me cantonnais dans une réserve prudente. Il est à noter cependant que les dragons du Roi, chargés de faire abjurer sous violence les personnes de religion protestante, avaient été retirés des campagnes, ce qui permit un relèvement plus rapide des régions ruinées par la guerre.