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– Je m'en réjouis pour lui.

– Quant à vous, nommez-moi sur l'heure les personnes que vous souhaitez voir écartées de votre route et de celle de votre famille, de Monsieur de Peyrac et de sa maison, comme de la vôtre, voire de vos amis... c'est écrit là... comme dangereuses, ayant cherché à vous nuire ou susceptibles de le faire encore, afin qu'elles soient aussitôt mises hors d'état de le faire par décision du Gouverneur, hors de toutes consultations du Conseil par arrestation, même condamnation si le délit l'exige, en dehors de toutes considérations d'État, particuliers, fonctionnaires ou ecclésiastiques. Nommez-les-moi et aussitôt vos ennemis seront châtiés.

– Avez-vous ce pouvoir ?

– Le Roi me l'a donné.

– À vous, un protestant ?

– Notre Roi lorsqu'il s'agit d'efficacité ne regarde pas de trop près à la position, ni à la religion, de celui qui lui semble le plus apte à le mieux servir. En de douloureuses circonstances qui lui tiennent à cœur plus, ou presque plus, que son sceptre même, puisqu'il s'agit de vous, il m'a jugé. Il sait que je lui suis dévoué, et le plus habile à plaider sa cause auprès de vous, car il a compris que vous m'écoutiez volontiers, comme un père qui sait parler à un enfant difficile un langage qui lui est accessible. Il a été jusqu'à me dire :

« – Monsieur Molines, cette jeune femme est la plus rétive à laquelle j'ai eu affaire de tout mon règne. Pourtant elle n'est pas ce qu'on appelle une entêtée. Mais les raisons pour lesquelles elle se dresse contre moi me demeurent obscures. Vous seul pouvez la persuader de la sincérité de ma passion. Et qu'elle comprenne bien que ma faveur la mettra à jamais elle et les siens à l'abri de l'infortune et de l'adversité. Je saurai me contenter, si elle ne veut m'accorder plus, du simple bonheur de la voir, la voir apparaître, savoir qu'elle va venir, attendre chaque jour le plaisir que suscite à chaque fois sa beauté toujours surprenante et qu'elle rehausse par le goût imprévisible et toujours parfait de ses atours, me contenter seulement de la mener dans mes jardins, de m'entretenir parfois avec elle de tous sujets qui nous inspireraient, de politique, de guerre ou de commerce, car son intelligence est grande et son jugement des plus fins, me contenter d'entendre son rire, une repartie jetée de sa voix harmonieuse... Vous le lui direz, Monsieur Molines, et vous la convaincrez.

« Voici donc ce langage que m'a tenu Sa Majesté. Or, vous me demandez, Madame, comment moi, huguenot et modeste intendant provincial, j'ai le pouvoir d'intimer au Gouverneur de la Nouvelle-France l'ordre d'arrêter ou de mettre à pied toutes personnes que vous m'aurez nommées. C'est parce que c'est à vous qu'il est remis, Madame, ce pouvoir. Sa Majesté veut que vous compreniez que la toute-puissance, même au-delà de la sienne, est désormais entre vos mains.

Angélique passa le bout de ses doigts, à plusieurs reprises, sur son front, écartant ses cheveux comme si elle eût ressenti le besoin d'écarter un. rideau afin d'y voir clair.

Elle était un peu écrasée par cette avalanche d'égards. Elle se leva et marcha de long en large en pressant ses mains l'une contre l'autre.

– Molines ! Molines ! Que dois-je faire ?

– Vous seule le savez, Madame. Vous seule êtes maîtresse de votre destin.

– Molines, vous m'avez toujours conseillée, et à vous revoir, je retrouve la confiance que vous m'inspiriez. J'avais foi en vous parce que je crois... que nous avons la même sorte de conscience. Molines, que dois-je faire ?

Mais l'intendant se déroba encore avec un demi-sourire.

– Je pense que vous m'entendez fort bien, Madame, lorsque je vous dis : vous seule pouvez en décider. Car vous seule savez ce que vous voulez faire de votre vie, ce qui compte à vos yeux, les buts qui vous sont chers et ce que vous êtes prête à sacrifier pour les atteindre. Vous n'êtes plus une enfant et vos durs combats de chef de guerre vous ont appris l'art de la stratégie, qui consiste surtout à projeter à l'avance en imagination les éléments d'une bataille, les obstacles prévisibles, à prévoir le pire afin de s'en garder, et puis aussi mesurer le gain de cette bataille afin de savoir s'il y a l'obligation de s'y livrer, ou s'il se révèle que vous deviez la payer un prix trop lourd, savoir à temps s'y dérober. Il ne faut pas négliger non plus que certaines possibilités ne se découvrent que sur place, que le hasard est un individu facétieux, qui aime se mêler à nos entreprises, et qu'il n'est pas mauvais de parfois s'en remettre à lui, ce qui s'appelle prendre des risques.

– À condition qu'il ne s'agisse pas d'utopie.

Pourrait-elle se plier à la vie de la Cour, brillante et superbe, mais requérant toutes les forces, une attention de chaque instant ? Il fallait tendre à être remarquée du Roi. On exigerait chaque instant de leur vie. Elle eut la vision de cette rencontre à Versailles, du regard du Roi sur elle, la Cour entière suspendue à leurs lèvres. Où serait Joffrey alors ? Joffrey debout en face de ce Roi qui la voulait ! La sensation qu'elle avait éprouvée avait été celle d'un vide près d'elle, comme si, une fois de plus, par l'intolérance de ce monarque, Joffrey avait été effacé et rejeté, disparu...

– Molines, vous qui les connaissez tous deux, imaginez-vous Monsieur de Peyrac en face du Roi ? Un homme comme mon époux qui s'est sauvé de tout lui-même, se battant avec acharnement mais avec ses armes à lui, ne voulant jamais supplier, s'abaisser, parvenant toujours, si bas qu'il soit tombé, à se retrouver au sommet, au-dessus des autres. Lui, devant ce Roi !

– Un Roi qui a dit : « Il me semble qu'on m'ôte ma gloire quand, sans moi, on peut en avoir ! »

Angélique frissonna.

– Je comprends, dit-elle. Le Roi a changé.

La fonction pervertissait l'homme. Malgré l'esprit de justice, le goût du bien et la réelle grandeur de caractère qu'il y avait en ce prince, il était devenu ce Roi tout-puissant, il ne pouvait plus s'incliner aujourd'hui. Il l'avait fait jadis, jeune homme bouleversé dans la ferveur d'un grand amour, celui qu'il avait voué à vingt ans à l'adorable nièce du cardinal Mazarin, Marie Mancini. L'impitoyable ministre avait brisé tout cela. Le cardinal ne se préoccupait guère de voir sa nièce étourdie hissée au sommet des honneurs et il l'avait exilée rapidement. Pour Mazarin qui avait protégé la minorité du petit roi, celui-ci était destiné à devenir un grand roi, et devait, pour raison d'État, épouser une princesse de sang royal afin de consolider les alliances du royaume.

En larmes, le jeune Louis s'était incliné devant la raison d'État.

Plus maintenant.

De nouveau en proie à un amour qui semblait transmuter toute la grisaille et le poids de sa vie en or pur, il ne pouvait renoncer car il avait perdu l'habitude du renoncement.

Il avait perdu jusqu'à la notion du renoncement. Il voulait que les êtres plient et c'était en lui une volonté qui ne souffrait pas d'exception et dont la rigueur ne pouvait être remise en question. Il était comme un gouvernail bloqué dans une seule direction.

Ayant pour sa part apporté ce qu'il regardait comme des concessions et ce jusqu'à la limite de ce qui ne lui coûtait pas ou peu, il estimait que c'était aux autres de trouver la solution des conflits insolubles et d'aplanir des obstacles dressés devant son bon plaisir par l'abolition totale de leur volonté ou de leurs désirs les plus légitimes.

On l'aurait étonné en lui disant qu'il agissait alors avec tyrannie.

En tout il ne voyait pas d'autre issue. Car il était convaincu que lorsqu'il exigeait ou décidait quelque chose c'était pour le mieux et pour le bien.

Ne venait-il pas de se déclarer Roi « de droit divin » c'est-à-dire désigné par Dieu comme jadis les prophètes, pour mener les peuples et de ce fait, devant être écouté, comme prononçant par ses lèvres les volontés d'un créateur juste et bon ?