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– Molines, murmura-t-elle, le Roi peut-il encore être sauvé ?

Le vieil intendant leva un sourcil et ne répondit pas.

Et Honorine que deviendrait-elle ? Angélique l'aperçut jouant près de la cheminée et alla à elle.

L'enfant se leva et la regarda venir. Angélique lui prit les mains. Le décor était simple. La pierre de l'âtre était tiède. Les braises chuchotaient sous le chaudron. Les ustensiles brillaient sous l'auvent de la cheminée.

Que ferait-elle d'Honorine ? Honorine au tendre cœur et qui, à l'exemple des chevaliers du temps jadis, rêvait de pourfendre les méchants et souffrait de sa faiblesse.

Mais Angélique était là qui comprenait et lui prêtait sa force et qui ne craignait point d'aller dans la tempête couper les chaînes d'un pauvre chien pour le soustraire à son martyre. On n'oublie jamais une mère capable de ces choses-là que les grandes personnes refusent toujours obstinément aux enfants.

Elles se regardèrent, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux et scellèrent leur alliance de femmes et le vieux Molines, les observant de loin, se félicitait d'être là et d'avoir su envoyer promener les fâcheux et les oiseaux de mauvais augure qui lui prédisaient naufrage et capture par les pirates. Sa famille l'avait retenu par les basques :

– À votre âge, vous êtes fou ! Traverser l'océan !

Sa fille, son gendre, son fils, sa bru, et toute la ribambelle d'enfants et la vieille gouvernante qui avait continué à tenir son ménage après le décès de son épouse. Il avait répondu :

– Service du Roi !

Soixante-quinze ans, c'était un âge pour tout commencer. Il n'y a guère de choix : ou la descente vers la tombe ou une nouvelle naissance...

Angélique revint vers lui avec l'enfant.

– Je vous présente ma fille, Honorine de Peyrac.

Elle reprit place près de lui et elle tenait les yeux baissés tandis qu'elle caressait les longs cheveux cuivrés qui s'échappaient du béguin vert brodé.

Molines, sans souffler mot, estimait l'âge de l'enfant.

Un coude appuyé aux genoux de sa mère, le menton dans sa main, Honorine considérait Molines avec sagacité.

– J'ai un arc et des flèches, lui dit-elle.

– Je vous en félicite, demoiselle.

– Mon père est un grand chef de guerre.

– Votre mère aussi l'a été. Je fus témoin de ses exploits.

– Je sais, dit Honorine avec un sourire entendu.

Et elle appuya sa joue contre le bras d'Angélique. Une transformation s'était faite en elle depuis le sauvetage du chien.

– Quelle réponse vous donner, Molines ? murmura Angélique en serrant la petite contre elle. Hier, j'étais folle de joie. Nous faisions des projets de retour. Et maintenant je ne sais plus. Il me semble que l'on nous attire aussitôt dans un piège. Pardonnez-moi de paraître hésiter. Vous avez entrepris un très long voyage et je m'adresse des reproches à la pensée que vous pourriez revenir avec le sentiment d'avoir échoué dans votre mission.

– Je reconnais dans ce scrupule votre gentillesse native. Mais ne vous tourmentez pas pour moi, Madame. Je vous dirai que cette mission au-delà des mers est venue à point pour faciliter mes projets de départ. Elle m'a permis d'accomplir cette première traversée aux frais de Sa Majesté et il n'y en aura pas d'autre. Dès que vos navires vogueront vers l'Europe, je considérerai ma mission terminée et je me mettrai en quête d'un lieu où m'installer au Nouveau Monde.

Angélique ouvrit de grands yeux.

– Vous voulez demeurer en Amérique, vous, Molines ? Mais ne venez-vous pas de me dire que le Poitou est fort paisible et que vos affaires sont des plus prospères ?

– Elles le sont, en effet... Et je pourrais même dire que, par ce jeu bizarre des circonstances qu'on ne peut toujours prévoir, elles ne l'ont jamais été autant. Mais je suis de confession protestante et le Roi va révoquer l’Édit de Nantes...

Chapitre 93

– Révoquer l’Édit de Nantes ! se récria Angélique. L’Édit qui donne la liberté de pratiquer leur religion aux protestants au même titre et avec les mêmes droits de citoyenneté que les catholiques ? C'est impossible ! Le roi Henri IV, le grand-père de notre souverain actuel, l'a établi pour que tous les Français qu'ils soient huguenots ou catholiques ne soient plus que les mêmes sujets d'un seul roi !

– L’Édit va être révoqué, répéta Molines. Les jésuites ont su convaincre le Roi qu'il n'y avait plus de protestants en France, parce qu'ils étaient tous convertis.

– Mais on ne révoque pas un édit comme cela ! C'est un crime. Et le Parlement, si soumis qu'il soit au Roi et même à la majorité catholique, ne peut s'incliner.

– Cela ne se fera peut-être pas aisément, ni demain, mais cela se fera. Alors les Français de confession réformée deviendront pires que des pestiférés ou des lépreux en leur propre pays. Ils seront ruinés, ne recevant plus l'autorisation de commercer. Leurs enfants seront bâtards car les pasteurs ne pourront plus être officiers d'État pour l'enregistrement des naissances ou des mariages.

– C'est impossible ! s'écria derechef Angélique. Le Roi ne peut pas faire cela !... Il ne peut pas faire cela à son grand-père.

Cette exclamation tellement féminine arracha à Molines un demi-sourire.

– Oui ! répétait en écho la petite voix d'Honorine, s'il fait cela à son grand-père, je le tuerai...

Le vieil homme secoua doucement la tête. Qu'importait la tendresse des femmes, pensait-il, et leur sens de l'honneur et de la loyauté souvent taxé de folie.

Le roi Louis XIV trahirait son grand-père Henri IV. Le meilleur roi que la France eût jamais élevé sur le trône.

Un roi humain avant tout, soucieux de paix et de réconciliation et qui avait fait promulguer cet édit de tolérance afin d'arrêter l'effusion de sang des guerres de Religion. Mais le fanatisme et la volonté de violence auraient raison de sa sagesse. Le poignard de Ravaillac que l'on disait guidé par la main des jésuites avait percé son cœur. Et l’Édit n'aurait été appliqué tant bien que mal que pendant moins de quatre-vingt-dix ans. La France recommencerait à se vider de son sang. L'on recommencerait à voir des êtres bannis se réfugier dans les forêts, se glisser sous les ronces des frontières ou s'embarquer sur des plages perdues afin d'aller offrir à des nations voisines ou à des terres lointaines leurs forces vives, leurs talents et l'avenir de leurs enfants à naître.

– Je suis vieux, dit Molines, mais la vie a encore pour moi des charmes et de l'intérêt. Je peux vivre les années qui me restent de façon active et profitable et je ne tiens pas à consacrer mes suprêmes forces à pourrir en prison ou à recevoir des coups de bâton et de botte tandis qu'on me braillera aux oreilles : « Abjure ! »... Ou encore à aller ramer aux galères où ma pauvre carcasse ne ferait pas long feu... Surtout je ne veux point de la vie qui s'annonce pour les Français réformés dans leur propre patrie et donc pour mes enfants et mes petits-enfants. Eux, c'est toute leur vie qu'ils auront à passer misérables, opprimés, pourchassés, soit dans l'inconfort d'une conscience avilie par l'abjuration, soit contraints à affronter les dangers d'un exil devenu presque impossible car les frontières seront fermées et surveillées et déjà aujourd'hui tout Français réformé qui est pris sur le chemin de Genève est arrêté et jeté en prison sans autre forme de procès.

Parce que autrefois l'intendant Molines s'occupait d'elle et de ses frères et sœurs comme de ses pupilles, Angélique oubliait toujours qu'il avait lui aussi des enfants, une famille. Elle se souvint d'un garçon et d'une fille, petits huguenots pâlichons, fort ennuyeux, avec lesquels on ne pouvait jouer à rien d'amusant.