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– ... Mes enfants essayent de me convaincre que je suis un vieillard pessimiste, que l'injustice ne va pas triompher et qu'eux, en tout cas, sauront tirer leur épingle du jeu. Sottises ! La partie est trop fortement engagée, les esprits trop influencés pour qu'il y ait possibilité de retour en arrière. Aussi ai-je donné mes ordres car je suis encore vivant et chef de la famille. Les laissez-passer du Roi et les soutiens qu'il m'accorde momentanément m'ont permis d'effectuer certaines opérations de transfert, via la Hollande. De plus, les miens doivent s'évertuer de gagner, par groupes différents et sous prétexte de visites familiales, La Rochelle.

– La Rochelle ? Est-ce prudent ? C'est une cité où les huguenots sont très surveillés.

– Cela dépend des périodes. En ce moment, c'est la pagaille. Il y a eu durant quelques années une équipe de convertisseurs zélés qui a rendu la vie intenable à mes coreligionnaires. Puis soudain on les a abandonnés à leur sort et les jésuites de la ville ont reçu l'ordre de ne s'occuper que de leurs élèves des collèges ou de leurs pénitents. C'est une opportunité à ne pas négliger. D'autre part, des départs se font à partir des ports du Brouage ou des Sables-d'Olonne au nord de La Rochelle, les bourgs de cette côte saintongeaise et vendéenne demeurant de majorité protestante. Il se peut que venant de Hollande un navire jette l'ancre dans l'un ou l'autre de ces petits ports où l'embarquement de nos familles se fera plus aisément.

– En quel lieu d'Amérique comptez-vous les faire venir ? La Nouvelle-France vous est aussi fermée. Les lois contre les religionnaires y sont appliquées avec plus de sévérité qu'en France, si possible. Monseigneur de Laval est très rigoriste là-dessus et, en général, tous ces messieurs du Grand Conseil. Il est arrivé que les matelots protestants de certains équipages reçoivent l'interdiction de descendre à terre.

– Je n'ignore pas ces vexations. C'est pourquoi je me réjouis de mon sauf-conduit royal qui me permet de me promener librement pour la première et dernière fois dans les rues de cette charmante capitale de notre colonie d'Amérique.

– Il n'y a malheureusement aucune chance pour les protestants ici. Il arrive que l'on soupçonne parmi les nouveaux immigrants, surtout parmi les jeunes gens célibataires qui semblent s'être embarqués pour fuir quelque chose, l'un ou l'autre, d'appartenir à la religion prétendue réformée. S'ils en sont convaincus, c'est l'abjuration immédiate ou le pilori, la prison et dès le premier navire ils seront renvoyés à fond de cale. La plupart prennent les bois et gagnent La Nouvelle-Angleterre.

– C'est ce que je compte faire, mais sans prendre les bois. J'ai établi une correspondance avec des protestants français de New York. Cette ville qui a été hollandaise est ouverte à toutes les confessions. Dès que j'en aurai terminé avec ma mission près de vous, je vais reprendre la mer. Je me suis informé d'un itinéraire possible. Je me ferai déposer sur la côte est du Canada et de là en cabotant d'un navire à l'autre je finirai bien par contourner la Nouvelle-Écosse et gagner le Massachusetts et, par terre, La Nouvelle York.

– C'est un long et pénible voyage, Molines, dans des contrées quasi désertes. Nous les connaissons bien puisque nous y avons nos établissements. Attendez que nous soyons sur notre départ pour regagner Gouldsboro, notre port d'attache sur les rives du Maine. Nous vous prendrons avec nous. Vous pourrez rencontrer là-bas de vos coreligionnaires de La Rochelle qui y font grandir une active cité commerçante. Ensuite, l'un de nos navires pourra vous conduire jusqu'à Boston ou jusqu'à New York.

Elle s'aperçut qu'en parlant ainsi sans réflexion, elle venait de donner sa réponse à Molines quant à la décision pour elle de ne pas retourner en France.

Chapitre 94

Elle resta alors quelques instants indécise, comme absente, et portant tout l'effort de sa volonté à ne pas trahir son désarroi, à ne pas exprimer tout haut la nostalgie qui tout à coup la déchirait.

« Tu ne reverras jamais le royaume ! Tu ne reverras ni les beautés de Versailles, ni les campagnes de ton enfance, ni le château du Plessis-Bellière se mirant dans l'étang... Mais non, c'est impossible, Joffrey doit retourner prendre possession de son fief... Et le Roi nous attend, il ne souffrira pas que nous répondions par le dédain à des grâces si abondantes... Oh ! Molines, que dois-je faire ? »

Elle se retenait de répéter tout haut cette interrogation angoissée, à laquelle il avait déjà répondu. Et elle aussi, avait donné sa réponse. Ne venait-elle pas de dire :

« Nous vous conduirons à la Nouvelle York, lorsque nous retournerons dans nos établissements de Gouldsboro », sanctionnant sa décision intérieure. Mais cela voulait dire : « Adieu ! Adieu à jamais notre pays de France... Oh ! Molines, que dois-je faire ? »

L'intendant Molines ne semblait pas se préoccuper de la tempête qui se déchaînait dans le cœur d'Angélique. Une fois de plus, il avait ouvert son grand sac de tapisserie à ses pieds et, incliné, il en explorait avec méthode le contenu.

– Que cherches-tu dans ton grand sac ? demanda Honorine qui suivait ses mouvements avec le plus grand intérêt.

La fillette avait toujours éprouvé une sympathie spontanée pour les vieillards et il n'y avait rien d'étonnant à ce que Molines, avec son autorité puritaine, sa sagesse non dénuée de hardiesse, ses façons un peu compassées, déférentes, lui plût.

– Je cherche un objet que j'ai apporté pour votre mère, demoiselle, répondit-il, et je gage qu'il ne sera pas non plus sans vous plaire.

Il se redressa en tenant quelque chose enveloppé soigneusement dans de la toile gommée bien cousue et lorsqu'il eut fait sauter les fils de la lame d'un petit couteau, on trouva encore des peaux souples à dérouler. Enfin, il tendit l'objet dégagé, un petit coffret oblong au couvercle arrondi, à Angélique.

– Oh ! s'exclama-t-elle. Ma boîte à trésors !

Elle la tenait sur ses genoux et reconnaissait le cuir repoussé, la petite clé dorée, et Molines expliquait qu'à son retour, quand il n'avait plus retrouvé que les ruines fumantes du château du Plessis, il y avait cependant une aile à peu près intacte, celle où heureusement se trouvait la chambre de la châtelaine et, dès lors, il avait jugé bon en attendant la réfection complète du château d'en retirer quelques bibelots ou meubles, qu'il avait mis à l'abri dans sa propre demeure, dont ces deux objets, dit-il en désignant aussi le rouleau accoté au mur, qui n'avait pour elle il le savait que valeur de souvenir, mais que pour cette raison même il avait voulu lui apporter dès qu'il lui avait été possible de la joindre en Amérique.

– Ma boîte à trésors !

Sous l'œil brillant de convoitise d'Honorine, elle en souleva le couvercle. Les objets étaient là, jalons de sa vie. Entre la plume du Poète Crotté et le poignard de Rodogone l’Égyptien, elle voyait la turquoise de Bachtiari-Bey et, à côté, ce caillou noirâtre c'était un morceau de la « moumie » du vieux Savary. C'était peut-être à cause de ce résidu de concrétions minérales de la liqueur sacrée des Persans, la « moumie », qu'il s'échappait de la cassette une petite odeur fanée, une petite odeur de mort. Ces objets l'attendrirent, mais quand elle les souleva et les regarda les uns après les autres, elle les trouva comme allégés de leur contenu douloureux. Ce qu'ils évoquaient ne lui inspirait plus ni regrets, ni remords, ni souffrance. Si dramatiques, ou magnifiques qu'elles fussent, les images que leur vue faisait lever en sa mémoire ne la touchaient plus que comme le rappel d'une vie qui avait cessé de la faire souffrir pour se muer en ce qu'elle était simplement, c'est-à-dire : sa vie passée. Sa vie passée avec ses bonheurs et ses malheurs, mais passée.

Et si le passé venait de perdre un peu de son charme si mystérieux, ses forces à elle débarrassées comme d'un fardeau pesant lui apparurent plus neuves pour le présent.