« Tu vois, semblaient lui dire ces objets, dans leur docile matérialité, tout s'arrange, on survit, et rien n'a été jamais aussi terrible, aussi insurmontable que tu ne l'as cru sur le moment. »
– Merci, Molines, fit-elle avec un sourire.
Elle se réjouissait de pouvoir montrer la célèbre « boîte à trésors » à Honorine, et de cette cassette mythique enfin retrouvée, elle lui ferait don, et Honorine s'envolerait au septième ciel, plus comblée que la plus comblée des impératrices, et elle se croirait parvenue au sommet de tout ce qu'elle pouvait attendre de meilleur de la vie et ne se déplacerait plus qu'avec ses deux coffrets sous chaque bras, celui de sa mère et le sien.
– Et cela ? demanda Angélique intriguée en voyant Molines prendre le rouleau et en couper les fils pour écarter l'enveloppe.
C'était la toile d'un tableau que le vieil intendant déroula puis, se levant, alla appuyer au rebord d'une console afin qu'on pût le regarder de loin.
Se détachant avec ses vifs coloris dans la pénombre du petit salon, Angélique reconnut le tableau qu'elle avait commandé à son frère Gontran, le peintre, lorsqu'elle habitait Paris, et qui représentait le portrait de ses trois fils. Il y avait là Florimond vêtu de rouge âgé de dix à onze ans, Cantor que Gontran avait peint de mémoire car, à cette époque, le petit garçon, ayant suivi comme page le duc de Vivonne sur les galères du Roi, avait disparu en Méditerranée et, entre eux, Charles-Henri, le fils qu'elle avait eu de Philippe du Plessis-Bellière. Debout sur un « carreau » de tapisserie, le bébé de deux ans, dans sa robe blanche, ses boucles blondes s'échappant de son béguin brodé, étendait ses petits bras afin d'effleurer de ses doigts potelés et comme pour s'assurer de leur présence, l'un et l'autre de ses demi-frères qui de chaque côté lui souriaient avec gentillesse. Charles-Henri, l'enfant qui devait mourir à quatre ans, égorgé par les soldats du Roi.
Elle se disait qu'elle l'avait moins aimé que ses autres fils, c'est-à-dire qu'elle n'avait pas eu le temps de s'en occuper. En ce temps-là, elle était requise, accaparée par le Roi et les fêtes de la Cour et l'enfant vivait en province, au château du Plessis-Bellière avec sa nourrice Barbe. Ensuite, quand elle s'y était trouvée en exil, les persécutés du Poitou venaient frapper à sa porte, et la présence de l'enfant lui était une crainte supplémentaire. Il lui rappelait ce mariage qu'elle avait fait pour se hisser jusqu'à la Cour, alors que son premier mari, son seul amour, était vivant de par le monde, sans qu'elle le sût.
Il lui rappelait par sa fragilité, sa propre fragilité à elle qui s'était attiré la colère du Roi et qui était responsable des malheurs qui allaient s'accumuler sur cette tête innocente.
« Prends garde au cygne, mon petit ! »
C'était un jour où de la fenêtre du château elle l'avait aperçu devant l'étang. Il regardait un cygne qui s'avançait vers lui et le bel oiseau avait une attitude menaçante. Elle avait franchi l'escalier en courant. Elle avait couru, couru, craignant que l'animal ne se jette sur l'enfant et ne l'entraîne sous les eaux.
« Prends garde au cygne, mon petit ! »
Elle avait pris la menotte ronde du petit garçon et l'avait écarté de l'étang. Ils étaient remontés ensemble au château. Elle lui parlait en lui faisant des recommandations de prudence et il lui répondait d'une voix flûtée en trottinant à ses côtés.
« Oui, ma mère ! Oui, ma mère ! »
Ce jour-là, elle avait senti qu'il était vraiment son fils. Il lui était entré dans le cœur le pauvre petit et elle avait compris que si, de le regarder souvent l'oppressait d'une émotion pénible, c'est qu'elle tremblait pour lui, l'enfant de Philippe, et qu'elle était accablée, au fond d'elle-même, par la tristesse de son destin.
Alors, elle avait écrit au Roi, elle avait fait sa soumission, elle était prête à tout, lui disait-elle, à condition qu'il la sauvât de la tragique situation dans laquelle elle se trouvait, livrée avec ses fils aux exactions de l'armée dans sa province persécutée. Et elle avait remis la lettre à Molines et Molines était parti sur sa mule vers Paris, malgré les routes peu sûres, afin de porter le message à Versailles...
Mais la nuit suivante, c'était le drame. Les dragons du gros et terrible Montadour pénétraient dans le château du Plessis-Bellière, tuaient, violaient, incendiaient... Le petit Charles-Henri était mort, la gorge tranchée, dans les bras de sa nourrice.
Non, tout n'avait pas tourné si bien. La vie n'accorde rien sans prélever son tribut. Il y a quand même eu un enfant mort, se dit-elle. C'est la blessure inguérissable qui vous appartient en propre et qu'on ne peut confier à personne. Et se confier n'apaiserait rien.
« L'enfant m'appartenait en propre... Que serais-tu devenu, petit garçon, si l'on ne t'avait égorgé ? »
C'était aussi l'enfant en robe blanche que regardait Molines.
– J'ai voulu vous apporter ce tableau, dit-il, car c'est la seule effigie que nous possédons du dernier des Plessis-Bellière, descendant de la branche issue de Eudes III, compagnon de Saint Louis. Je ne pouvais la laisser derrière moi.
Leurs regards se rencontrèrent. Ils se turent.
– Vous voyez bien, Molines, dit-elle enfin. Vous voyez bien que je ne peux pas aller au Roi. C'est impossible ! Comme pour vous d'abjurer...
Quelqu'un toussota près d'eux.
– J'ai songé que peut-être l'honorable vieillard aimerait qu'on lui serve un breuvage, émit la voix de Suzanne, il fait tellement soif dans notre pays...
Comme sortant d'un songe, ils considérèrent la jeune femme de Nouvelle-France, accorte et souriante devant eux.
Elle ébaucha une petite révérence.
– Oh ! Tu as raison, s'exclama Angélique. Monsieur Molines, je vous reçois bien mal. J'ai été tellement bouleversée à votre vue. J'oublie les fatigues que vous venez d'endurer et que nous sommes au Canada et non pas au Plessis ou à Monteloup, à deux pas de votre demeure.
– Vous servirai-je du vin ? proposa Suzanne, ou de l'eau-de-vie de cidre de Banistère ou de la bière de la brasserie de Monsieur Carlon ?
– Rien de tout cela ! refusa le voyageur. Je préfère vivre en bonne santé. Si vous en avez, une « piquette » de pommes bien allongée d'eau fera l'affaire.
Suzanne descendit à la cave chercher une cruche de cervoise, qu'on appelait aussi « bouillon ».
Ils continuaient de regarder le tableau des trois enfants, peint par Gontran de Sancé de Monteloup, frère d'Angélique.
– Votre frère était un grand artiste, reprit Molines de sa voix qui était demeurée très nette, seulement un peu plus sèche et feutrée. C'est un hasard étrange et malchanceux qui l'a fait naître dans une noble famille et désigné pour le métier des armes et le service du Roi et non pour broyer des couleurs comme un artisan.
« S'il avait été mon fils, il aurait pu faire une carrière ascendante. Il serait devenu un des assistants bien en place de M. Le Brun, lui-même fils d'artisan.
« Mais votre père, le baron, était pauvre et votre frère révolté. Issu de ce haut lignage qui remonte aux premiers rois capétiens d'Île-de-France, il était contraint de descendre et il est descendu au plus bas. Il a rejoint le peuple des asservis et a fini par être pendu.
Molines hocha la tête à plusieurs reprises.
– ... Ah ! Vous n'étiez point des individus faciles vous autres, tous tant que vous étiez. Les enfants de Sancé de Monteloup, issus du baron Armand et de la douce Adeline. Un couple simple. Mais voici qu'ils ont mis au monde une portée de jeunes loups avides. Il y avait de tout dans votre bande : des sauvages destriers, des ours intolérants, d'indomptables cavales... Il arrive ainsi qu'à travers les siècles et les générations la quintessence d'une race, de ses forces et de ses singularités, se retrouve, se rassemble en une seule famille. Vous étiez tous différents et pourtant tous semblables par quelques points. C'est pourquoi je vous ai regardés grandir avec intérêt, amusement et admiration.