– Et s'il me faisait arrêter ?
Florimond se voyait déjà à la Bastille.
– Non, le rassura Peyrac, le Roi ne peut plus se permettre de ces impulsivités. Un peuple entier le regarde... Que crains-tu, coureur de bois ? Tu te feras annoncer, tu t'avanceras au milieu de la Cour, beau et magnifique, suivi de ton frère et des jeunes gens de ta maison, tous magnifiquement vêtus et l'épée au côté et de quelques-uns des gentilshommes cadets de famille dont tu te seras assuré les services et qui porteront les couleurs de ta livrée. Sur ton passage un murmure d'admiration et de flatteries s'élèvera et tu ne seras pas arrivé devant Sa Majesté que déjà la plupart des personnes présentes se féliciteront de ta venue à la Cour. Tu t'inclineras devant le Roi, et tu lui remettras cette missive qui lui porte ma réponse. En voici à peu près la teneur dans une forme brève :
Sire, pénétré des effets de votre bonté, j'ai cru ne pouvoir faire mieux pour vous prouver ma reconnaissance que de vous envoyer mon fils. En lui je vous envoie la jeunesse, Sire, en place d'un homme qui jadis aurait volontiers dépensé ses forces à votre service, mais qui fut contraint de les disperser sur les chemins de l'adversité en des tâches qui le rendent peu apte aujourd'hui à remplir près de votre généreuse Majesté les devoirs d'un homme de Cour. En revanche, un sang neuf coule dans les veines du comte Florimond de Peyrac. Celui-ci a déjà appris en votre Cour à connaître, aimer et admirer son souverain. Il se considère comme le plus humble et le plus redevable de vos sujets et vous aurez en lui à vos côtés un gentilhomme de bonne race, soucieux de vous plaire, heureux de vivre dans votre rayonnement et propre à vous servir avec dévouement, habileté et promptitude...
– Le Roi sera-t-il dupe ?
– Le Roi n'est jamais dupe... Mais... Il est diplomate. Je garde ici, en Amérique, la possibilité de devenir un ennemi pour la Nouvelle-France, si l'on me considère comme tel, moi ou mes fils. Alors que dans le cas contraire je mets entre ses mains, par les tiennes, une province docile, le Languedoc, à son service une aide financière dans l'Ancien ou dans le Nouveau Monde. Il ne dira rien... Il reconnaîtra le geste... et pèsera l'avantage qu'il peut en retirer en tant que roi de France. À ta vue, il aura tôt fait de savoir qu'il préfère ce comte de Peyrac à l'autre.
– Soit ! concéda Florimond, je veux bien admettre que le Roi, le premier mouvement de surprise passé et ayant pris connaissance de votre lettre, se satisfera et même se réjouira de me trouver devant lui à votre place. En effet, le Roi ne m'inspire point de crainte. Lui et moi nous avons des souvenirs communs. Je fus page à sa Cour. Que de fêtes où je me trouvais à ses côtés, à le servir parfois presque uniquement, n'hésitant pas à lui jeter une réflexion qui l'amusait, car il aime être distrait et il apprécie la hardiesse des plus jeunes pages si elle s'allie au respect et à la célérité dans le service. Au camp de Tabaux, sous Dole, je fus son échanson et il l'avait souhaité et demandé expressément. Sa mémoire est surprenante. Il me reconnaîtra et je ne doute pas qu'il en soit touché. Pour moi d'abord car il est attaché à ceux qui gravitent autour de lui et il remarque jusqu'aux plus humbles de ceux qui le servent avec goût. Mais aussi il en sera touché parce qu'il sait de qui je suis le fils.
Florimond soupira profondément. Il se tourna de nouveau vers Angélique.
– ... Je n'étais qu'un enfant mais je savais bien vers qui se dirigeaient les regards du Roi. Et je ne crois pas me tromper en affirmant que c'est vous surtout, ma mère, qu'il a souhaité revoir. Et ne voyant pas venir celle qu'il attend, sa colère ne risque-t-elle pas d'être à la mesure de sa déception ?
– Sa colère n'éclatera pas devant la Cour, dit le comte. Ce n'est pas dans les façons du Roi. Or tu seras à genoux devant lui pour « l'aveu » et « l'hommage ». On ne frappe pas un homme à genoux. Tu prononceras ton serment de vassalité. Il recevra tes mains dans les siennes. Il te recevra toi, Florimond, comte de Peyrac. Et lorsqu'il t'aura reçu, tu pourras te relever. Le Roi est noble. Il aime le courage.
« Alors tu ne craindras pas de le regarder dans les yeux, si terrible que soit l'éclair que tu y découvriras, tu le regarderas sans insolence mais droit, avec franchise, avec intérêt pour sa personne et avec amitié, et non pas comme un monarque tout-puissant dont tu redoutes la colère, mais comme l'homme qu'il sera à cet instant, violemment ému d'une déception qu'il ne peut manifester aux mille yeux qui le guettent...
La voix de Peyrac baissait afin de ne se faire entendre que de son fils.
– ... Il faut avoir pitié des princes, Florimond, comme de tous les hommes, et tu ne dois jamais cesser de te sentir frère de leurs incertitudes. En te relevant, tu auras pris garde de ne pas te laisser écarter par les fâcheux afin de te trouver au plus près de lui et que les paroles que tu as encore à prononcer ne soient entendues que de lui seul et non pas de ces curieux qui se bousculent, avides, alentour, et tu lui glisseras à mi-voix d'un ton pressant : « Sire, pourrais-je rencontrer Votre Majesté en particulier ? Car j'ai à lui communiquer, dans le secret, des nouvelles de ma mère, la comtesse de Peyrac. »
– Bien ! dit Florimond.
Il croyait vivre la scène où il serait le point de mire des yeux des courtisans, jaloux et envieux, et éprouvait, de cet affrontement anticipé avec le Roi, autant d'excitation que pour un duel.
– Bien ! Continuez, mon père, je vous prie.
– Je suppute qu'à partir de ce moment, ces quelques mots prononcés commenceront d'apaiser dans le cœur du Roi les violents remous dont il est la proie. Il reprendra son rôle. La Cour se remettra en mouvement. Peut-être ira-t-on visiter les jardins ? Mais je prévois que le Roi n'aura de cesse d'être débarrassé des importuns et de trouver diverses raisons pour se retirer, et te retenir toi, et toi seul, dans la solitude de son cabinet de travail.
– Et là que lui dirai-je mon père ? Que lui dirai-je dans le secret ?
– Viens !
Le comte passa un bras autour des épaules de Florimond et l'entraîna vers la fenêtre.
Ils étaient de taille identique et leurs silhouettes, se détachant en sombre sur la clarté de l'été, révélaient à la fois leur ressemblance et leur différence. Celle du père qui offrait un aspect plus abrupt, hésitant entre la robustesse et la maigreur, un grand corps vigoureux, taillé à angles plus rudes, avec pourtant une élégance d'attitude où se lisait un défi, ce défi que depuis l'enfance l'homme qui se nommait Joffrey de Peyrac n'avait cessé de proclamer afin d'obliger son corps marqué de blessures à dominer son infortune, au point qu'il était devenu plus fort, plus souple et plus séduisant que d'autres mieux favorisés par le sort. Près de lui s'élançait, déliée, la longue forme intacte du jeune homme, neuve, dans sa perfection.
Et tous deux étaient si pleins de fougue et de vie contenues qu'à seulement regarder leurs épaules rapprochées un courant de joie passait et de confiance en ce qu'ils entreprenaient.
Peyrac contempla, sans les voir, les grands lointains impavides. Puis, insensiblement, il tourna la tête et fixa le fin profil du garçon que la lumière ciselait comme dans le bronze d'une médaille.
Son fils ! Qui à treize ans avait bravé de grands dangers pour le retrouver.
Il éprouva de l'ivresse. Ivresse de vivre ! Ivresse d'aimer et d'être aimé ! Ivresse de voir un être jeune poursuivre le chemin et se charger d'une part de vos rêves, de vos ambitions et de vos espérances.
Lui, Joffrey de Peyrac, abordait avec surprise mais aussi délectation un point de son existence qui s'ouvrait sur une page encore plus confuse et indéchiffrable que les autres, mais dont il savait seulement qu'il la vivrait enfin, sans recours et sans partage avec la femme qu'il adorait.