Il s'était peu à peu laissé apprivoiser et lui racontait maintes histoires du passé, car il avait fini par comprendre que cela l'intéressait.
– Je vous ai apporté du tabac, lui annonçait Angélique.
– Je ne peux plus fumer.
– Vous pouvez chiquer et même priser, cela soulage les humeurs.
Avec ses remèdes il toussa moins. Et de temps en temps quand elle venait, il fumait un calumet bourré d'un tabac de Virginie qu'elle lui préparait.
– Vous me plaisez, déclara-t-il un jour. Alors je vais vous dire où s'en est allé Pacifique Jusserant.
– Qui est Pacifique Jusserant ?
Le vieillard était appuyé à ses oreillers et tirait quelques bouffées de son calumet.
– Le « donné » du Père d'Orgeval.
Angélique dressa l'oreille et alla s'asseoir au chevet du vieillard. Elle devinait que derrière cette annonce elle allait apprendre quelque chose d'important.
Les « donnés » étaient des civils qui servaient les missionnaires jésuites sans avoir à émettre de vœux religieux, mais dans un esprit de sacrifice. C'étaient des serviteurs dévoués ainsi appelés parce qu'ils se donnaient par contrat pour plusieurs années ou pour la vie, sans recevoir aucun salaire. La mission profitait de leur travail et s'engageait à pourvoir à leur entretien. Ils suppléaient les frères convers ou coadjuteurs de la Compagnie de Jésus, avec l'avantage de pouvoir en plus se servir d'un mousquet ou d'une arquebuse.
Ce nom de Pacifique Jusserant n'était pas inconnu à Angélique.
– Vous le connaissez, dit le vieux, vous l'avez soigné et sauvé de la cécité blanche, l'an dernier, dans votre fort de Wapassou.
Alors elle se souvint de l'individu en question. En plein hiver, chaussé de raquettes et escorté d'un Indien, il s'était présenté au fort porteur d'une lettre du Père d'Orgeval pour le comte de Loménie-Chambord. La réverbération du soleil sur la neige pendant la marche lui avait brûlé les yeux au point de le rendre aveugle. Elle l'avait soigné avec une décoction de pousses d'aiguilles de pins. C'était un homme jeune encore, mais farouche et, tout dévoué au missionnaire qu'il servait, il avait embrassé sa cause contre les gens de Wapassou. Pendant le temps de son séjour au fort, il ne s'était pas départi de son attitude méfiante.
– Il s'en est allé vers le sud, jusqu'aux rivages où la mer reste libre l'hiver et où les navires continuent d'aborder, possible même que ce soit du côté de Pentagouët ou plus bas encore, du côté de la Nouvelle-Angleterre. Il va chercher quelque chose pour le Père d'Orgeval qu'un courrier doit lui amener de France. Quelque chose de mauvais pour vous et votre époux.
– Comment savez-vous cela ?
– Il est venu me voir avant de partir. Quand j'étais moi-même « donné » nous avons partagé pas mal d'aventures ensemble. Il est né à l'île d'Orléans et il a une concession sur la côte de Lauzon du côté de Lévis. Mais il a tout quitté depuis longtemps pour suivre le Père d'Orgeval. Il est parti à l'été.
– Quand doit-il revenir ?
– Me paraît difficile qu'il puisse atteindre Québec avant le dégel. À supposer que le navire attendu soit parvenu aux côtes en janvier. Les traversées sont rares l'hiver, mais les Hollandais et les Anglais s'y risquent puisqu'ils ont la mer libre. Le Père avait des intelligences avec eux et se faisait ainsi envoyer toutes sortes de correspondance de sorte que, par l'Acadie, il gagnait souvent de vitesse les courriers qui arrivaient ici.
– Qu'apporterait-il qui pourrait nous nuire ?
– Je n'en sais rien. Mais Pacifique affirmait que si cela explosait, vous les étrangers ennemis de son jésuite, vous seriez détruits sans recours. Je lui ai dit qu'il était fou de se mêler de tout cela. Mais il l'a toujours été, un peu fou. Les Abénakis l'avaient surnommé « Orignal-Têtu », et ceux qui ne l'aimaient pas « Orignal-Fou ». Dès que le jésuite le regarde dans les yeux, il est prêt à marcher sur les braises.
*****
À la suite de la révélation du vieux Loubette, ils tinrent conseil un soir dans la petite maison avec Barssempuy et Urville, Piksarett, Éloi Macollet et Nicaise Heurtebise, qui tous connaissaient bien le serviteur du Père d'Orgeval.
Le raisonnement du Bougre Rouge se révélait juste.
Mais une fois en possession de ce « quelque chose » qu'il était allé attendre sur les rivages de la mer libre, Pacifique Jusserant avait-il pu se lancer en plein hiver dans sa remontée vers le nord ? Même pour un homme entraîné et fanatique, traverser en raquettes cent à deux cents lieues de territoire désert était une entreprise qui comportait plus de chances d'échec que de réussite. Pris dans la tempête, il devait se terrer dans un trou. Il pouvait s'écarter, c'est-à-dire perdre la piste et alors il périrait, une fois sa provision de pemmican épuisée. Ou saisi par les grands froids, il tomberait gelé vif. Il lui serait difficile en cette saison de trouver un sauvage pour l'accompagner.
Joffrey de Peyrac pensait également qu'il n'était pas facile à un navire français ou étranger de parvenir l'hiver sur les côtes du Maine ou dans un port de l'Acadie péninsulaire : Port-Royal ou La Hève.
Même libre, la mer frappait de ses vagues les rivages enneigés. Elle était sinistre, démontée, souvent charriant des glaces.
Il pouvait aussi réussir. Et il fallait demeurer en alerte, essayer de prévoir cette arrivée et l'intercepter.
Ce soir-là Piksarett ne prononça pas un mot. Il se montrait distrait et différent depuis qu'il était revenu des environs de Lorette après avoir consulté ce « jongleur » qui interprétait les songes. Assis à terre, les jambes croisées, son calumet aux lèvres, il avait fumé au moins deux pains de pétun du poids d'une livre chacun, de sorte que les plus endurcis en avaient la gorge brûlante d'avoir discuté dans cette tabagie de plus en plus dense et les paupières rougies. Le conseil s'était conclu dans une brume épaisse aux effets légèrement hallucinatoires, le pétun étant un tabac grossier et, en réalité, une autre plante, de cette sorte qu'on appelait « herbe de la reine » et dont on se sert pour composer des poudres calmantes. Joffrey de Peyrac qui fumait un cigare de tabac de Virginie ainsi que le comte d'Urville, les autres qui fumaient qui leurs calumets qui leurs pipes d'écume de mer, n'avaient pas paru incommodés, mais Angélique, vers la fin du conciliabule, n'était guère plus en état d'y prendre part. Elle se sentait flotter au sein de ces nuages bleus d'où émergeait seul Piksarett fumant avec une inébranlable constance mais son regard était impénétrable et, par instants, il la fixait comme s'il avait vu à travers elle des choses étonnantes.
L'affaire de Pacifique Jusserant l'assombrissait. Derrière le « donné » que l'on appelait « Orignal-Têtu », c'était encore la silhouette du jésuite que Piksarett avait si longtemps accompagné dans ses guerres. Et le « Grand Baptisé » ne finissait-il pas par être troublé par l'acharnement avec lequel le jésuite, même absent, poursuivait son combat. Il avait dû obéir et partir aux Iroquois, mais il avait ménagé son dernier brûlot et voici que celui-ci commençait de dériver vers eux à travers les déserts blancs.
Au moment où elle se disait que le contact était coupé entre elle et l'Indien et qu'ils commençaient pour des raisons obscures à s'éloigner l'un de l'autre dans leur complicité, elle vit un éclair de gaieté passer sur son visage et, soudain, il avait l'air très content comme s'il s'était écrié en lui-même : « J'ai trouvé. Je sais ce que je dois faire. »
Il lui adressa un clin d'œil malicieux.
Par quel chemin arriverait Pacifique Jusserant ?