Jean-Claude Mourlevat
L’homme à l’oreille coupée
Petit Poche
Jean-Claude Mourlevat aime les histoires : les lire, les raconter et bien sûr les écrire. Il habite à la campagne, près de Saint-Étienne. Il adore aller au cinéma, au théâtre, se promener à pied ou à bicyclette, jouer avec ses deux enfants et voyager.
Collection animée par Soazig Le Bail.
© ÉDITIONS THIERRY MAGNIER, 2003
ISBN 978-2-84420-204-8
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949
sur les publications destinées à la jeunesse
Conception graphique : Bärbel Müllbacher
1
Il y avait dans un port de la Norvège un très vieil homme à qui manquait une oreille.
Comment l’as-tu perdue ? lui demandait-on dans l’auberge où il venait s’enivrer chaque soir, et il répondait volontiers :
« Oh, ça remonte à loin ! disait-il, j’étais encore un petit garçon… J’avais neuf ans à peine, alors voyez ! Un cirque ambulant est passé dans notre village. Ça ne coûtait pas très cher, mais nous étions pauvres et mes parents ne pouvaient pas me payer l’entrée. Alors, le soir de la représentation, j’y suis allé en cachette.
Je me suis faufilé sous la toile du chapiteau, ni vu ni connu, et j’ai pris place dans les gradins. C’était plein à craquer. La musique assourdissante, l’odeur forte des animaux, tout ça : j’étais comme ivre. Il y a eu les chevaux qui tournaient, puis les acrobates-voltigeurs, puis les petits caniches dressés. J’en restais la bouche ouverte. Quelle émotion pour moi qui n’avais jamais rien vu ! Enfin le directeur du cirque a annoncé un numéro de fouet. J’ai oublié le nom de l’artiste, Pacito, Pancho, un nom comme ça. Il s’est avancé, dans sa tenue de cow-boy, accompagné de son assistante en maillot de bain. Et clac ! Clac ! ça a commencé.
D’abord l’assistante a mis une longue cigarette de papier dans sa bouche. Clac ! Au premier coup de fouet, la cigarette a perdu un centimètre. Clac ! À chaque coup elle en perdait un de plus, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un minuscule mégot. Alors elle a avancé ses lèvres maquillées de rouge, comme pour donner un baiser, puis elle a légèrement basculé la tête en arrière, pour ne pas se faire couper le bout du nez je suppose. Il y a eu un roulement de tambour, et clac ! le mégot a volé ! »
2
« Ensuite ils ont demandé un volontaire. C’est juste à ce moment-là que j’ai vu un camarade d’école en face de moi, de l’autre côté de la piste. Il me faisait de grands signes. J’ai levé le bras pour lui répondre et ils ont cru que je voulais venir ! Ils m’ont mis une cigarette de papier dans les oreilles. Une dans chaque. Clac ! Clac ! De quoi vous rendre sourd. Les gens applaudissaient. Et ils riaient aussi. Sans doute à cause de mon air ahuri.
Et puis tout à coup j’ai entendu « ooOOOooh ! » Ça faisait comme une vague dans les gradins… L’assistante s’est aussitôt évanouie et quelques spectatrices aussi. J’ai senti quelque chose de tiède qui dégoulinait dans mon cou. J’ai passé la main. C’était mon sang. Alors j’ai compris. J’ai regardé par terre et j’ai vu mon oreille, là, dans la sciure…
J’ai oublié la suite. Je me revois transporté dans des bras étrangers. Je revois des gens très flous qui me tiennent les mains. Je revois surtout ma mère qui pleure et mon père qui lève les bras au ciel :
— Ah, ce gamin ! Ce gamin !
Voilà comment je l’ai perdue, mon oreille. Ça vous évitera d’avoir à le demander la prochaine fois… »
3
Le lendemain il disait :
« Mon oreille ? Oh, j’avais vingt-sept ans et j’allais me marier. Ma petite amie était bien amoureuse, oui, bien amoureuse ! Et moi je la trouvais assez gentille, ma foi. D’après tout le monde, on allait drôlement bien ensemble, et je crois que c’était vrai.
Et puis elle est arrivée, l’autre là, avec ses taches de rousseur sur le nez… J’ai su tout de suite que j’étais fichu. À la première seconde, elle m’a électrocuté, cette fille. Je vous le jure, elle avait été fabriquée sur mesure pour moi, depuis ses orteils mignons jusqu’à ses mèches blondes. Elle était toute jeunette.
Pourquoi elle s’est jetée sur moi comme ça ? Et pas sur un autre ? Je n’en sais rien. Je n’étais même pas beau ! Elle m’a fait tourner chèvre ! J’essayais de l’éviter, mais c’était impossible. Elle me cherchait. Je t’aime, qu’elle disait, je t’attendrai aussi longtemps qu’il faudra, je n’en voudrai jamais d’autre que toi, et ainsi de suite. Et elle pleurait. Et je pleurais aussi, parce que j’en étais tombé amoureux. Elle m’a rendu fou, quoi… »
4
« Si bien que j’ai fini par écrire une longue lettre à ma pauvre fiancée. Comme je n’arrivais pas à le dire, je l’ai écrit… Je vous jure que j’ai trempé le papier de mes larmes tellement j’avais honte, tellement j’étais malheureux. Je lui ai expliqué que j’allais partir avec une autre, que j’étais désolé, que la vie était mal faite et bla bla bla. Vous savez bien les bêtises qu’on peut dire dans ces cas-là !
Et un soir j’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai donné la lettre. C’était dans sa cuisine. Je me suis assis sur une chaise en face d’elle, tête basse, et j’ai attendu.
Elle a lu en silence, jusqu’au bout, avec un grand calme. Puis elle m’a regardé sans aucune expression. Un peu comme si elle me voyait pour la première fois. J’ai pensé l’espace d’un instant que rien n’allait se produire. Qu’elle me dirait : « Eh bien si tu veux me quitter, quitte-moi », et que je partirais, tout simplement. Que je l’embrasserais une dernière fois et qu’on se séparerait, en bons amis ou presque…
Mais ça ne s’est pas passé exactement comme ça. En effet, elle a replié la lettre, l’a posée sur la table, et puis savez-vous ce qu’elle a fait ? Elle s’est jetée sur moi !
Ma chaise a basculé et nous avons roulé tous les deux au sol. J’ai bien tenté de me défendre, mais c’était sans espoir. Je me battais contre une véritable furie, une panthère en rage. Dans la lutte, elle a refermé sa mâchoire sur mon oreille et ne l’a plus desserrée. Vous avez compris maintenant ? C’est ma fiancée qui m’a arraché cette oreille avec ses propres dents ! Et maintenant fichez-moi la paix avec cette histoire. Ne m’en parlez plus ! »
5
Le lendemain il levait les bras au ciel :
« Vous me fatiguez avec cette oreille ! Je vous l’ai dit cent fois. C’était un soir où j’avais trop bu. Je me suis endormi contre un poêle et ça me l’a brûlée. Voilà ! »
6
Le lendemain, elle n’avait pas brûlé, mais gelé au contraire :
« J’avais tout juste vingt ans et j’étais soldat. Mon unité est partie en campagne ce fameux hiver où la température est descendue à – 60 °C, vous vous rappelez ? Les oiseaux tombaient du ciel, congelés ! Quand on faisait pipi, ça gelait à mesure ! Non, vous ne vous rappelez pas, vous êtes bien trop jeunes ! Qu’importe. Une nuit, on nous désigne, un camarade et moi, pour aller repérer la position de l’ennemi. On nous met à chacun sur le dos un de ces grands manteaux de camouflage, tout blancs, et nous voilà partis dans la neige, pas fiers ! On accomplit tout de même notre mission, tant bien que mal. Seulement au retour, ça se gâte : on est pris dans une tempête. On se perd, on revient sur nos pas, on tourne en rond, et on finit par se coucher dans la neige, serrés l’un contre l’autre. Le vent hurlait tellement qu’on s’entendait à peine. De temps en temps, on se criait :