— Elle a des habitués ?
— On en a toutes ; un mec qui revient nous chercher, c’est déjà un habitué. Les hommes ont des lubies qu’on pige pas tout de suite. Un truc en nous leur a plu, sans qu’on s’en rende compte. Quelquefois c’est un slip brodé, d’autres fois c’est parce qu’on ressemble à une cousine qu’ils ont toujours eu envie de sauter. Si je vous disais, j’en ai un qui vient de Chartres tous les mardis juste pour que je lui entortille autour du paf, pour le pomper, ma petite chaînette d’argent supportant mon signe du Zodiaque qui est la Vierge. Dans la tronche que ça se passe, et pas ailleurs !
Une fille bien, décidément, qui a sa propre vision de la vie et des gens qui la pratiquent.
— Pour en revenir à Elise, ma jolie, t’aurait-elle parlé d’un micheton quelconque, du genre pervers, qui lui aurait demandé des choses très particulières ?
— Mais, mon pauvre Chouchou, des compliqués, des pervers, on ne pratique que ça !
Son pauvre Chouchou se retient de lui filer une tatouille sur le museau pour l’inciter à trouver un autre diminutif ou sobriquet. Mais tous ses clilles, elle doit les appeler Chouchou, histoire de mettre du liant dans les relations.
— La dernière fois que tu l’as vue, c’était quand ?
— Ben, y a trois jours. Oui : il pleuvait, y a même eu un orage de grêle, sur le coup de minuit et demi, on a dû se planquer sous l’abri de la R.A.T.P., là-bas… Un de mes habitués s’est pointé, il m’a chargée, et voilà ; je ne l’ai pas revue depuis.
Soudain, inquiète, elle me demande :
— Il lui est arrivé un turbin ?
— Du genre poisseux ! Un viceloque lui a vidé un chargeur de 9 mm dans la chagatte.
Elle blêmit.
— Oh ! mon Dieu !
— Je te le fais pas dire ! Vous vivez dangereusement, les filles.
— Comment ça s’est passé ?
— C’est ce que je cherche à établir.
— T’es un perdreau, alors ?
— Alors, oui.
— Et tu distribues des talbins ?
— Faut que tout le monde vive, ton temps est aussi précieux que le mien, et du moment que je dispose d’une caisse noire…
— Toi, alors, t’as pas le label du poulet ordinaire.
— Y a poulet et poulet, ma belle. Ceux de Bresse sont meilleurs que les autres.
Je regarde devant moi l’avenue déserte qui stagne dans des grisailles hachurées. Un Seurat !
— Un mec a chargé ta potesse. Il l’a drivée dans un endroit tranquille, a fait joujou avec elle, ensuite il lui a enquillé le canon de son arme dans le frifri farceur, et poum !
Elle frissonne à haute voix :
— Quelle horreur !
Je baisse un tantisoit ma vitre électrique, because le parfum patchoulesque de la pute. Elle renifle comme un mariage au Moyen-Orient.
— T’as école encore longtemps ?
Elle secoue la tronche négativement.
— J’allais fermer. Et puis après ce que tu viens de m’apprendre j’ai besoin de me refaire un mental. Quand Ali va savoir ça…
— Si on allait le lui dire ? On boirait un pot ensemble : je sens poindre un début de grippette et j’ai des idées de grog plein la tête !
Elle opine.
Tu dirais plus un ange qu’un barbeau, Kalif. Il a une belle gueule basanée aux yeux d’un bleu infini, des cheveux châtains frisottés. La vraie gueule d’amour. Feu Miss Elise devait s’en ressentir à outrance pour sa pomme. Jean et blouson de cuir noir doublé de mouton ; il mesure son mètre quatre-vingt-quinze sans grimper sur un tabouret.
On le trouve devant une bibine, en compagnie d’autres Maghrébins au café Du Carrefour. Une musique arbi, aigrelette et nasillarde retentit en fond sonore. Un immense poster représentant la casbah tapisse le fond de l’établissement.
Tout ça est assez mélanco, parce que hybride. Pourquoi il se casse le cul avec son nationalisme, Nonœil ? Pourquoi ressent-il l’étranger comme une souillure ? Il a rien pigé ! Qu’on les laisse venir et s’installer à leur guise, jamais la France ne deviendra maghrébine, parce que c’est la terre qui fait les hommes. En trois générations : gloup ! Absorbés, nos petits trouilles. Français, fils de Gaulois ! Ramadan mon cul ! Champagne pour tout le monde ! Coq au vin ! Le Chat Noir aura remplacé le tchador ! Ils seront bretons, comme le Jean-Marie. Ils fêteront l’arrivée du beaujolais nouveau. J’en connais des tombereaux : fils et déjà plus français que toi. Assimilés à outrance. Diplômés, techniqués. Tamanrasset ? Fume ! Ils préféreront Dunkerque ! T’as oublié les bagnoles à kroum, les syndicats, le club Med, la machine à laver, la bouffe congelée, l’école laïque, la Roue de la Fortune et toutes ces françaiseries amollissantes qui nous enveloppent de graisse et de cholestérol. Voilà le mot clef lâché, on les annexera par le cholestérol, mon vieux Cyclope. Ils seront francisés grâce au cochon qui leur faisait si peur.
La copine d’Elise adresse un signe d’inintelligence à Ali Ben Kalif. Elle et moi prenons place à une table libre où le bel animal nous rejoint bientôt d’une démarche ondulatoire. Avant de s’asseoir, il interroge la fille d’un hochement de menton pour qu’elle lui explique qui je suis.
— Monsieur a une sale nouvelle à t’annoncer, prévient la fée des neiges.
Je désigne à l’Arbi la chaise faisant face à la mienne.
— Posez-le là, grommelé-je, vous êtes tellement grand que vous me foutez le torticolis !
Mon ton péremptoire lui en impose. Il s’assoit.
— Sais-tu où se trouve l’institut médico-légal ? le cueillé-je-t-il à froid.
Ça me rappelle la blague du flic nouveau chargé d’aller annoncer à une dame le décès accidentel de son époux. Je te l’ai racontée ? Tu te la rappelles pas ? Alors c’est comme si elle était neuve.
Donc, le jeune flic, escorté d’un vieux, sonne chez la personne en question.
« — Bonjour, madame, on vient vous dire que votre mari est mort ! »
La malheureuse s’écroule, évanouie.
Le vieux flic engueule son jeune collègue :
« — Tu as de ces façons brutales ! Je vais te montrer avec quel doigté il faut présenter ce genre de nouvelles. »
Ils se rendent chez une autre dame dont le mari est également mort sur la voie publique.
Le vieux flic sourit à la personne qui leur ouvre :
« — Vous êtes bien madame veuve Dugenou ? »
« — Je m’appelle Dugenou, mais je ne suis pas veuve », répond la dame.
« — Qu’est-ce qu’on parie ? » fait le vieux flic.
Je m’inspire carrément du gag, tu vois.
— C’est quoi, l’institut médico-légal ? demande Ali.
— La morgue. J’aimerais que tu ailles y faire un tour pour reconnaître le corps de la fille Lalètra Elise.
Le mec, c’est pas un chaudron, espère. Tu crois qu’il marque de la stupeur ? De la colère ? Du chagrin ?
— A qui ai-je l’honneur ? me demande-t-il sobrement.
— Antoine San-Antonio, directeur de la Police judiciaire.
Et je dépose une carte toute fraîche sur le marbre.
— Le directeur de la boîte s’occupe des faits divers, remarque l’ex-souteneur d’Elise.
— Violon d’Ingres, plaidé-je. Et puis, là, c’est beaucoup mieux qu’un fait divers, il s’agit d’un assassinat : un chargeur dans la connasse, et du gros calibre. Tu as habité Lyon, monsieur Ben Kalif ?
— Oui, pourquoi !
— Et Bourg-en-Bresse ?
— Non, mais je connais. Pourquoi ?
— Je te le dirai peut-être bientôt.
— Mais putain, parlez net !
— On se calme ! laissé-je tomber sèchement. Ta petite « protégée » t’a-t-elle parlé d’un client bizarre qui l’aurait inquiétée ?