— Tu as fait un tour d’horizon ?
— Mieux que cela, Antoine, mieux que cela.
— La curiosité me gratte !
Le Vioque époussette d’un coude de turfiste en tenue le bord de son feutre neuf.
— J’ai retrouvé l’automobile qui a écrasé ton ami Larmiche.
Il guigne ma réac de ses yeux en trous de pine blennorragique.
— Se peut-ce ? balbutié-je.
— Elle a été louée au garage Labielle, au Point-du-Jour, le matin du meurtre, par un type du nom de Georges Fromentino, peintre en bâtiment domicilié à Saint-Ouen, 16 rue Bernard-Soultan[10].
— Mazette ! Tu as été vite en besogne, Chère Loque Holmès ! Comment t’y es-tu pris ?
— Le cartésianisme, mon cher.
— Tu ne pourrais pas arrêter cette sublime musique et m’en dire davantage ?
Il débranche son appareil.
— De plus en plus, j’ai besoin de grande musique, me confie-t-il.
— Pour t’endormir ?
— Et pour penser. Elle nous éloigne de ce monde terre à terre qui nous écrase l’âme. Vois-tu, quelque chose me troublait dans le meurtre de Larmiche : une vieille concierge l’avait vu perpétrer mais n’avait pas donné l’alarme sous le fallacieux prétexte qu’elle avait peur et ne disposait pas du téléphone. Je m’étonne que vous ayez encaissé l’argument argent comptant ! Comment, cette femme voit écraser un homme sous ses fenêtres, l’automobiliste s’acharne sur lui, puis s’enfuit, le corps reste inanimé dans la rue et la pipelette va se coucher comme si de rien n’était ? A d’autres, Antoine ! A d’autres !
— Alors ?
— J’ai rendu visite à la dame qui, soit dit entre nous, n’est pas si vieille que ça.
— Par rapport à toi ! gouaillé-je.
Il ramasse son mégot sur la moquette et le rallume avec circonspection.
— Précisément, je crois que mon âge l’a mise en confiance. Ma perspicacité et mon ton rassurant ont fait le reste. Bien qu’étant âgée de soixante-douze ans, la chère femme a un amant : son locataire du troisième, un retraité des douanes du même âge qu’elle. Ils se trouvaient au lit lorsque la chose s’est produite et c’est une pudeur de vieille petite fille qui l’a retenue de rameuter le voisinage. Césaire Vidangé, son Roméo, porte une prothèse : la jambe droite, ce qui lui prend un temps fou pour se rhabiller. Alors ils ont décidé de se taire.
« Je suis allé voir l’unijambiste et l’ai accouché proprement. Sa dulcinée ayant parlé, ça n’a pas été trop difficile. Un ancien fonctionnaire, homme de devoir, tu penses ! Lui, il a su me parler de la voiture : une grosse Opel vert foncé. De même, il avait mémorisé la plus grande partie du numéro, si bien qu’en moins d’une heure j’ai pu retrouver le véhicule. Il a été rendu au garage le lendemain. Il avait été lavé, mais la calandre était défoncée ; le loueur prétexta que l’ayant garé devant son domicile, il l’avait retrouvé dans cet état. La compagnie a l’habitude de ce genre d’accident, d’ailleurs le dénommé Fromentino avait souscrit l’assurance qui couvre de tels dégâts, peu importants au demeurant. »
J’opine en souriant.
— Bravo, César ! Quand je pense que plusieurs types qualifiés ont interrogé la concierge ! Tu es irremplaçable.
Il hoche sa tête désabusée et se hâte de déballer l’un de ses chers lieux communs :
— Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables !
— Dis-moi tout. Tu as rencontré ce Georges Fromentino ?
— Ce n’est pas possible.
— A cause ?
— Il est mort l’an dernier en tombant d’un échafaudage : il était père de quatre enfants.
Un silence religieux.
Opportun.
Je prends place dans mon fauteuil pivotant. De tels sièges sont berceurs. Tu dodelines du prose, là-dedans.
— Cette histoire est passionnante à souhait, n’est-ce pas, Pinuchet ?
— Je te l’ai déjà dit.
— Bien entendu, tu as le signalement du faux Fromentino ?
Il fouille ses fringues neuves et extrait un rectangle de croco aux coins renforcés or dix-huit carats. Des feuillets de beau papelard sont fichés dans les encoches ménagées dans les angles. Le premier est couvert de l’écriture penchée pinulcienne, riche en boucles, pleins et déliés. Il se relit :
— Taille moyenne, canadienne de cuir fourrée mouton, casquette de sport à carreaux, moustache à la Vassiliu ; néanmoins aspect homosexuel.
Là, il a dû mal écrire car il bute sur un mot :
— Œuf cassé… Non, pas œuf ! Voix ! Voix cassée, j’avais mal fait mon « f »… Pièces produites : permis de conduire et carte d’identité nationale. A réglé en espèces. A eu du mal à faire démarrer la voiture. Ne s’est pas déganté, même pour remplir la fiche de location.
— Il serait intéressant d’avoir cette dernière, dis-je.
Pinauder sourit comme un mouton qu’on tond au début des grosses chaleurs.
— J’en ai fait prendre une photocopie au garage Labielle et j’ai confié l’original à Mathias.
Rien à dire ! C’est la perfection absolue. Un modèle d’enquête.
Je visionne ma tocante pur jonc.
— Ça te dirait qu’on clape ensemble, César ?
— Volontiers, mais j’ai ma jeunesse qui m’attend.
— Apporte-la, moi aussi j’en ai une. On se dirige vers quoi, l’Ancêtre ? Le fruit de mer ou la choucroute ?
— Ma tendre petite camarade est italienne, plaide Pinuche.
— Alors ne la privons pas de spaghettis. Je connais un rital de première bourre près des Champs-Zé.
Tu sais qu’elle n’est pas mal du tout, la conquête de Pinuche ? Ce qu’on arrive à faire avec du blé, tout de même ! Je m’attendais à de l’ancillaire mal fagotée, aux cheveux gras sentant l’anchoyade, et voilà que le Débris nous amène une jeune femme bien mise, brune aux yeux bleus, l’air intelligent et sympathique. En l’apercevant, une brutale question m’assèche comme les Marais-Pontins du regretté Duce : où diable est-il allé pêcher cette exquise personne ? Je ne reste pas longtemps à macérer dans la saumure de la curiosité, comme l’écrit si justement Tailleur-Grillet.
— Mlle Ferrari est la secrétaire de mon homme d’affaires, explique César Pion.
Je file une œillée éloquente à la gosse. Bien joué, môme ! Elle sait le pognon que Pinochet rentre des U.S.A. avec les royalties perçues sur je ne me souviens plus quelle pâte dentifrice. Un vieil « ami » sincère bourré d’artiche ; par les temps qui courent, ça vaut un livret Ecureuil. Il est si gentil, mon Pinaud, qu’on peut l’écumer à la louche comme un pot-au-feu. Je remarque la montre et le collier Panthère de Cartier qui scintillent à son cou et à son poignet, de même que le tailleur Chanel et le sac Hermès. Elle doit l’éponger sans fébrilité, la petite gentille. Avec tact et discernement, tout en le régalant à mort de ses charmes somptueux. Dans le fond c’est bien comme ça. Toujours être aimé pour soi-même, ça finit par devenir chiant. Ça t’implique trop, te crée des obligations, et même des devoirs. Tandis qu’être chouchouté pour ta fraîche, ça te laisse l’esprit et le cœur en repos. Tu sais où tu vas et tu y vas tant que ça t’amuse. Tu peux crier « Pouce ! » à tout instant.
On prend tous des tagliatelles comme entrée, suivies d’un osso-buco réputé dans le monde entier, depuis l’avenue Montaigne jusqu’à l’avenue George-V. Le tout arrosé d’un vino rosso qui a un goût de cassis. Au début, on devise de toux et d’Orient, de l’appui et du Bottin, par égard pour la potesse de César. Mais des flics, c’est kif des vicomtes : quand ils se rencontrent, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Des histoires de vicomtes !
L’affaire Larmiche remonte à nous, telle une marée d’équinoxe. On commente les résultats de Pinuche ; de ce côté, on tient le bambou, comme dit Bérurier. Côté « Baron », ça devrait usiner également maintenant qu’on dispose d’un bout de signalement. Par contre, restent en panne le dénommé Lugo Lugowitz et sa camarade Charlotte. Que cherchaient-ils dans la voiture de « Tarte aux fraises (des bois) » ? Ils semblent s’être volatilisés, comme on écrit dans les puissants ouvrages d’action. A signaler aussi (et même surtout) l’assassinat de « Friandise » chez la mère Larmiche. Là, c’est le calme plat : « les voiles de l’enquête pendent lamentablement ».
10
Explorateur français qui découvrit La Montagne Sainte-Geneviève, le Marché Biron et la partie nord des Caves du Vatican.