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Je décarre en pleine nébuleuse, survolant le désert du Nouveau-Mexique à tire-de-pensées. Trois éléments réunis : le sadisme, la drogue et un mystère nommé Lugo.

On grignote les cubes de parmesan servis en amusegueules, tout en sirotant nos américanos. On fait gamberge à part. Juste la secrétaire qui continue de verbier (du verbe verbiage) à propos d’un merveilleux film qui vient de sortir et qu’elle a déjà vu trois fois.

Un serveur italoche aux cheveux luisants et aux favoris bas nous apporte un immense plat de terre empli de tagliatelles crémeuses et entreprend de nous servir avec des gestes d’illusionniste. La pasta est belle, noble, grouillante. Boisseau de menus reptiles jaunes. Pinaud conseille que nous mettions notre serviette sous le menton : à la paysanne, sinon les tagliatelles vont nous investir le plastron.

En fin de compte, il est le seul à le faire. La pasta, faut être rital pour la manger sans anicroche. Même les gens de la gentry la bouffent façon cador, les naseaux au raz de la gamzoule, là-bas. Nous, avec nos façons de maniérer, on cherche à trop bien faire et c’est bénéf pour le teinturier.

On est là, à s’évertuer comme des malheureux lorsque tout à coup, comme j’aime à dire, Marie-Marie pousse un cri et s’arrête de claper. Elle porte sa servtouze devant sa bouche et, très sans doute, y rejette un corps étranger aux tagliatelles. Ayant procédé, elle s’excuse et, discrètement, explore les plis de la serviette. On attend des nouvelles. Elle nous en donne. L’ayant essuyée, elle nous montre une chevalière d’or qui lui a échu.

— Tu as trouvé ça dans tes pâtes ? s’étonne César.

Je hèle le signor Castapiane, directeur heureux du Vésuvio ardent.

— On tire les rois, ce soir, chez vous, Giani ?

Il ne pige pas, ou n’ose comprendre. On lui explique. Il pique alors une scène de désespoir, comme à la Fenice lorsque Manon est morte. Il annonce qu’il renverra son personnel, qu’il va changer nos assiettes, notre plat ; qu’il nous fait cadeau du repas, qu’il offrira du champagne au dessert, que la dame du vestiaire nous fera minette ou une pipe à tous, qu’il nous invite à passer les vacances dans sa maison de Castelnuove. Il pleure. Parle de déshonneur. Qu’à la fin je le colmate :

— Allons, Giani, il ne s’agit pas d’un préservatif usagé, pas même d’une prothèse dentaire, mais d’une simple bague. Trouvez son propriétaire et rendez-la-lui.

La chevalière est ornée d’un camée pâle qui représente Cupidon assis sur un paratonnerre.

— C’est celle du chef, assure Giani. Il a beaucoup maigri ces derniers temps, ce qui explique qu’il l’ait perdue en « manœuvrant » ses pâtes.

L’incident est clos. Le parmesan reprend ses droits, le chianti de même. Pourtant, Marie-Marie reste songeuse.

— A qui penses-tu ? finis-je par m’inquiéter.

— A la chevalière du « Baron » qui comporte un écusson.

— Et ça t’inspire quoi ?

— S’il l’avait perdue en plaçant le corps de la femme dans l’auto de Larmiche ? Ça expliquerait qu’il retourne la chercher ?

— Donc, le sadique serait ce Lugo Lugowitz que Mathias a formellement identifié ? Et ce malfaiteur international chercherait sa chevalière perdue en compagnie d’une femme prénommée Charlotte ? Et il la chercherait D’ABORD dans l’habitacle de la voiture, et non dans le coffre, alors qu’il ne se serait servi que de ce dernier pour y déposer le cadavre ? Pas très probant, ma puce.

Elle renonce d’un haussement d’épaules. Pourtant, l’incident rigolo de la chevalière dans les pâtes lui a « déclenché » quelque chose.

— Demain, dit-elle, si tu le veux bien, je ferai bande à part.

— Si tel est ton bon plaisir…

CHAPITRE NEUF

CELUI DE TOUS LES DANGERS !

Nous attendons, Béru et moi.

Tu sais où ?

Dans la salle d’attente, justement.

Pas banal, hein ?

Il a trouvé un numéro dépenaillé du Nouvel Obs et le feuillette à l’envers. Par moments, il se penche de côté sur son siège de cuir afin d’en libérer un chouette qui claque dans la pièce comme un sac en papier gonflé d’air. Moi, étant mouflet, je faisais toujours éclater les sacs de café vides. En les emplissant de mon souffle, je reniflais l’exquise odeur de torréfaction. Le sac était épais, doublé parfois, il fallait frapper fort pour qu’il explose.

A chacun de ses pets, une vieille religieuse à chapelet incorporé sursaute, interrompt le mouvement patenôtreur de ses lèvres pâles, écoute, puis comme rien ne se reproduit dans l’immédiat, repart à la conquête du Paradis.

Enfin la porte s’entrouvre et le docteur Desanges paraît, dans sa blouse blanche sur laquelle est épinglé un badge rouge portant son nom.

— Oh ! c’est vous, murmure-t-elle avec un léger sourire.

Elle n’a pas dit « encore », mais je suis certain qu’elle a pensé cet adverbe équivoque.

Je la rejoins. Béru veut en faire autant, d’un geste je lui intime de rester sur son instrument à vents.

Elle me guide à son cabinet de l’hôpital situé au même étage. Une bibliothèque garnie de forts volumes rébarbatifs, un bureau, deux fauteuils.

Je prends place.

— Docteur, pardon de vous importuner en plein travail, je voudrais simplement vous demander les coordonnées de l’agence de police privée que vous avez chargée de suivre Larmiche.

Elle ne me pose aucune question, saisit son sac à main sous son bureau, l’ouvre pour y prendre un petit répertoire de cuir bordeaux qu’elle feuillette.

— Agence Vigilos, 16, rue Potron-Minet, dans le VIIIe.

— Merci, ce sera tout.

Elle laisse tomber le carnet rouge dans la gueule béante de son Hermès.

— Vous progressez ?

— Dans notre fichu métier, on ne progresse jamais véritablement, simplement on arrive au bout de nos peines à un moment donné, dans les meilleurs cas.

Je me relève.

— J’espère que vous ne me prendrez pas pour un malotru outrecuidant, docteur, si je vous dis que je vous trouve très belle ?

Elle se dresse.

— C’est ma mélancolie qui vous touche, soupire-t-elle. Les hommes d’action ont un faible pour les femmes désemparées.

Tiens : même langage que Marie-Marie.

On s’arrête à la porte. Elle me tend la main. Je m’en saisis et la porte à mes lèvres après l’avoir conservée un instant entre mes dix doigts, comme une colombe qu’on réchauffe, ainsi que l’a écrit la comtesse de Paris dans son traité de puérile culture.

Mon baiser, très chaste, n’en est pas moins appuyé et générateur d’humidité. Je la fixe d’un œil glauque.

— Je sais que nous nous reverrons, balbutié-je.

Moue évasive. Me risqué-je pour une galoche ? Non, il est préférable de différer. Là, c’est l’opération « mise en alerte ». Ne brusquons pas l’inéluctable, puisqu’il est inéluctable.

L’Agence Vigilos a pignon sur rue. Immeuble moderne, quatrième étage. Double porte en verre fumé, plaque de cuivre grande comme une planche à découper le gigot.