Déconcerté (et même un peu plus) par mon entrée tapageuse, il pâlit un peu et ses yeux s’emplissent d’appréhension. Je l’arrache du lit en le chopant par le colback et le plante debout devant moi.
— Y aura pas de prochaine fois, dis-je d’un ton glacial. S’il s’en produisait une autre, je te défoncerais la gueule. Va t’excuser auprès de maman et mets-toi à table, sa choucroute est royale !
En agissant ainsi, je fais beaucoup pour lui. Ce genre de gentil fripon doit être drivé d’une main de fer pour ne pas déraper dans les tentations voyouses. Fermeté et magnanimité aideront à le mener à bon port.
Toinet a assez d’intelligence pour piger jusqu’où il peut aller trop loin. Il subodore parfaitement que s’il déraille, son cul deviendra plus incandescent que l’Etna dans ses périodes de grogne.
Il a sauté au cou de Féloche en murmurant :
— T’en veux pas à ton gredin, maman ?
Elle a secoué la tête pour s’égoutter deux-trois larmes.
Il a ajouté :
— Te caille pas la laitance pour ton horloge : j’avais retiré les poids, le balancier et le mouvement. La caisse séchera, je la flairai avec ton séchoir à cheveux.
Et puis il attaque la fabuleuse choucroute.
— Et Marie-Marie ? demande-t-il, la bouche pleine. Comment ça se fait qu’elle bouffe pas ici ?
Moi je me demande, en cent fois plus pathétique : « Oui, comment cela se fait-il ? »
Je mate l’heure au réveille-matin de la cuisine : un gros monstre antédiluvien, coiffé de sonnettes, qui ressemble à une batterie d’orchestre miniaturisée. Il raconte neuf plombes, sans trop s’en vanter. Et alors ma gorge se crispe comme si je cherchais à avaler une corde à nœuds de six mètres. Ça hurle dans ma viande, ça produit un bruit de scie circulaire attaquant du bois dur. Tout mon être me crie que la môme est en danger, en GRAND danger ! J’ai soudain honte de la divine choucroute, du petit alsace glacé. Honte de rester les pieds sous la table à craquer des grains de genièvre avec mes molaires.
— Il faut que j’y aille ! décidé-je.
— Où cela ? demande maman. Ben oui, où cela ?
Je pose mes coudes sur la table, enfouis mon beau visage de sadomasochiste dans mes mains et me mets à réfléchir avec une intensité éperdue. Hier, j’ai suivi le match de foot Marseille-Saint-Etienne à la télé. En seconde mi-temps, l’O.M. menait 1 à 0. Alors, en approchant de la fin du match, les Stéphanois se sont déclenchés comme des fous. On VOYAIT leur volonté d’égaliser. Ils chargeaient éperdument, sans relâche, avec une si farouche détermination qu’à l’ultime seconde, le ballon est entré dans la cage adverse. C’était beau, presque logique, mérité en tout cas. Moi, à cet instant je pense avec tant d’impétuosité que je vais « fatalement » trouver. Et voilà qu’une phrase de Marie-Marie me revient à l’esprit. Elle l’a balancée rue Gérard-Barrayer[20] en bordure du lycée André Sarda[21]. Elle a dit à peu près ceci : « Je sens que c’est d’ici que tout est parti. » Ou quelque chose d’approchant.
— M’man, je n’y tiens plus, il faut que je m’occupe de la Pécore.
Elle me répond d’un seul mot, très bref :
— Va !
J’alle.
CHAPITRE QUATORZE
QUI TE PROUVE QUE L’AUTEUR
N’EST PAS UN FAINÉANT !
Avoir des rapports sexuels avec une autre femme que la sienne, en présence de celle-ci, ne saurait provoquer sa jalousie quand la partenaire occasionnelle n’est pas consentante.
Pach revissa le capuchon de son stylo en soufflant sur son texte afin d’en sécher l’encre. Sa femme s’approcha pour lire la sentence. Elle acquiesça.
— Comme c’est bien vrai, dit-elle. Il faudra bien qu’un jour tu publies ces écrits, mon amour. Ce serait dommage qu’ils fussent perdus.
— Lorsque j’en aurai beaucoup, peut-être, rêvassa Louis Pach, rien ne presse.
Mais il se voyait déjà dans la Pléiade.
Elle le saisit aux épaules et se pressa contre lui. Elle avait une dévotion pour son mari, le considérait comme son maître et son dieu.
Ecartelée sur le lit, Marie-Marie gémissait comme un enfant malade. Elle avait le bas du corps entièrement dénudé, la jupe remontée jusqu’à la poitrine. Perdue dans une semi-inconscience, elle ressentait à travers ses « brumes » une brûlure lancinante au bas-ventre. Elle ne pouvait pas formuler de pensées précises, son esprit captait des bribes de sensations et elle éprouvait des poussées émotionnelles confuses : « On m’a prise… J’ai eu mal… Du feu… Qui ?… Le mari… La femme l’encourageait pendant ce temps… Comme je criais, elle a appliqué sa main sur ma bouche… Si fortement que j’ai les lèvres fendues… J’ai cherché à lui mordre la paume mais je n’y suis pas parvenue : elle appuyait trop à plat… J’ai le goût salé de sa peau… »
Pach déposa son gros stylo et interrogea son épouse du regard.
Elle secoua la tête comme s’il lui avait posé une question.
— Non, pas sur le tapis ; j’ai eu trop de mal à le « ravoir », l’autre jour. Va décrocher le rideau de la douche.
Il obéit. Quand elle fut seule avec Marie-Marie, la femme du proviseur s’accouda au montant du lit.
Elle tenait négligemment le revolver enturbanné.
— Vous m’entendez, mademoiselle ? demanda-t-elle.
Marie-Marie eut un faible acquiescement.
— C’était bon ? poursuivit la Mexicaine.
— Non, eut la force de chuchoter la jeune fille. C’était horrible. Vous êtes deux fous sanguinaires…
La femme brune ne parut pas choquée.
— Evidemment, fit-elle, vous ne pouvez pas comprendre. Il faut être de là-bas pour admettre ce genre de chose !
— Vous trouvez normal de sacrifier des vies pour essayer de prolonger la vôtre ! balbutia Marie-Marie.
— Oh ! des vies de putain !
— Elles valent n’importe quelles autres ! Et moi, je ne suis pas une putain !
— Vous, mais vous êtes un danger. Nous ne sommes pas allés vous chercher : c’est vous qui êtes venue délibérément nous trouver, tant pis pour vous. On ne doit jamais provoquer le sort.
Pach revint, tenant sur le bras un rideau de douche opacifié par l’humidité.
— Tu peux la soulever pendant que je le place sous elle ? demanda-t-il à sa femme.
Elle alla poser son arme sur la commode, puis revint au lit pour saisir leur victime à bras-le-corps et la tenir au-dessus de la couche pendant que Louis étalait prestement le plastique sur le couvre-lit.
L’épouse laissa choir Marie-Marie et la contraignit à rouvrir ses jambes. Comme elle résistait, Pach l’aida et la Mexicaine introduisit le canon empaqueté de l’arme dans le corps de Marie-Marie.
— Rassurez-vous, fit-elle : six balles de ce gros calibre, tirées rapidement, ont un effet presque immédiat.
— Un instant ! dit le proviseur.
— Quoi ? interrogea sa femme.
— La musique !
Il avait inséré une cassette du Vaisseau fantôme dans un lecteur rouge. Quand l’appareil fut enclenché, les cuivres éclatèrent.
Marie-Marie essayait de réciter une prière, mais rien de cohérent ne se présentait à son esprit. Elle pensait très fort deux mots : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! » et ses pulsations rythmaient ce suprême appel.
— Tu n’as pas relevé le cran de sûreté ! indiqua Pach à qui rien n’échappait.
Du pouce, elle rectifia son oubli.
— O.K., vas-y !
Juste comme il disait cela, il y eut un gros bruit derrière le couple, causé par la porte de la chambre qu’on venait d’ouvrir d’un brutal coup d’épaule. Les Pach, effarés, virent surgir dans la pièce quatre Arabes vêtus de jeans et de blousons sombres. L’un d’eux, un type jeune, aux traits harmonieux, se détachait du groupe. Son regard de fauve avait une intensité insoutenable qui paralysa les meurtriers.
20
Gérard Barrayer : as de l’aviation française (1894–1917). Commandait l’escadrille des « Hérons » pendant la guerre de 14–18. 328 victoires avant la limite. Une seule défaite, mais irréversible.
21
André Sarda : célèbre religieux, né à Grenade (1050 ?), qui fonda l’Ordre des Prépuciens de la Saint-Glinglin.