Deux des cases sont occupées, manque la chignole du dealer.
— Voilà ce que va être ta mission, Alexandre-Benoît. Tu vas attendre ici le retour de Larmiche. Dès qu’il arrivera, tu lui demanderas les clés de sa guinde sous prétexte d’aller faire procéder à de nouvelles analyses dans le coffiot. Tu conduiras alors le véhicule à l’adresse marquée sur ce papier et le confieras à un grand barbu maigre qui ressemble à un dynamiteur, mais rassure-toi, c’est un brave homme. Il aura pour une ou deux heures de boulot. Pendant ce temps, tu dégusteras le beaujolais nouveau dans un estaminet du quartier. Puis tu reviendras chercher la guinde et tu la ramèneras ici. Après quoi tu iras rendre les clés du véhicule à Joël Larmiche, au 14 de la rue du Poteau-Rose, en lui recommandant de ne plus ouvrir son coffre, sous aucun prétexte, sous peine de graves représailles. Tout cela est-il enregistré ?
— Naturliche, mec !
— Alors, à plus tard !
Je l’abandonne auprès des statues. Il semble être l’une d’elles : Gargantua interprété par Dubout !
Retour au bureau.
Je pense à Chilou, le disgracié, l’exilé ! Le banni ! En a-t-il fait des ronds de jambe, dans cette pièce, le vieux schnock ! En a-t-il jeté des fulgurances avec son crâne plus poli que celui d’un squelette passé à l’encaustique ! Et des coups de gueule ! Combien en a-t-il poussé ? Des sarcasmes fielleux, des qui font mal à l’orgueil ! Des menaces sournoises ! Des flagellations orales dont on se remet mal. Le voilà en partance pour les oubliettes, l’Achille. A se détériorer des méninges et de la frime. Qu’on va bientôt trouver son râtelier trop grand pour sa clape, ses yeux trop gélatineux (toujours, les vioques mirontons). Les paluches qui trembillent en reposant la tasse sur la sous-tasse ; castagnettes et tangos, olé ! Birbique, quoi ! Coulant à pic dans la solitude de vieillesse, avec juste ses maux pour lui tenir compagnie. Ses maux et ses souvenirs, qui iront croissant, les uns et les autres.
Je pose ma main sur le téléphone (SON téléphone) et compose son fil privé juste en appuyant sur la touche sélective qui est restée programmée.
Gouzillage, glinglinterie et c’est sa pomme qui répond.
L’organe est clair, net, viril, presque joyeux.
— Monsieur le directeur ? ne puis-je m’empêcher de bafouiller.
Il a reconnu mon mâle organe.
— Ex-directeur, monsieur le directeur, riposte le garnement.
Et il glousse.
— Ça se passe bien, la succession, cher ami ?
— Je pense beaucoup à vous, réponds-je, miséreux de l’âme.
— Il faut se tourner vers l’avenir, mon vieux. Moi, c’est le passé ; le passé décomposé !
Son jeu de mots l’amuse. Il rit derechef.
— Je parie que vous vous inquiétez pour moi, Antoine. C’est pas vrai ? Vous avez une sensibilité de rosière. Vous m’imaginez égrotant dans un fauteuil, avec un plaid écossais sur les jambes, abordant le gâtisme en vieux croquant frileux ! Erreur, garçon ! Je vais vous dire une chose, vous apprendre une grande nouvelle : je suis heu-reux ! Libre ! Plus personne à sucer ; j’ai enfin un présent, moi qui n’avais pensé jusqu’alors qu’à l’avenir ! Moi qui ménageais la chèvre, le chou, le berger et le jardinier !
« J’ai de la fortune. De naissance, je précise, l’Etat français ne m’ayant apporté que des camouflets, des angoisses et des nuits blanches ! Vous me surprenez en pleines valises, mon bon ! Direction Andalousie. J’ai une très jolie masure, là-bas ! Pieds dans l’eau ! Quatre hectares de fruitiers. Et les fruitiers, permettez agrumes, kiwis, avocados ! Je pars avec une merveilleuse créature blonde. Mais alors du jamais vu, Antoine !
« Allô ? Vous me recevez cinq sur cinq ? Vingt-huit ans ! Je répète : vingt-huit ans ! Si je vous raconte ses mensurations, vous éjaculez sur la moquette ! Une technique qui ferait chialer Madonna. Des spécialistes de la fellation, j’en ai pratiqué de quoi remplir tous les bordels du Moyen et de l’Extrême-Orient ! Mais cette petite Margarita ! Alors là ! Alors là ! Pendant qu’elle vous gloutonne le membre, elle te vous passe un vibromasseur sous les roustons avec sa main gauche et, de la droite, vous harmonise deux doigts dans le rectum. Je ne sais pas si vous mesurez l’ampleur du numéro, Antoine ? Si ? Vraiment ? Vous réalisez bien la séquence ? Du grand art !
« A mon âge, je peux vous le confier, on se tarit quelque peu. Où sont les geysers d’antan ! Il n’y a pas de fumée sans feu, prétend-on. En tout cas, il en existe sans foutre ! Si je vous disais que Margarita parvient à m’essorer de telle sorte que je retrouve pour partie mon impétuosité d’étalon ! C’est quelqu’un, non ? Et sans esbroufe ni triomphalisme d’aucune sorte ! Elle me recueille presque dévotement, l’exquise ! Me savoure comme cet Yquem avec lequel Antoine de Caunes prétend que vous vous lavez les dents chaque matin !
« Il n’est pas exclu que je l’épouse ; si c’est le cas, vous serez son témoin ! Moi, j’ai déjà le mien. Un homme tout à fait remarquable. On est en train de lui refaire son œil de verre que d’aucuns trouvent un peu trop goguenard. Il faut dire que le personnage tout entier est mutin ; on va lui mettre du pensif dans l’iris, pour tempérer. Sur ce, je vous laisse, mon petit : notre avion pour Malaga décolle dans deux heures. C’est très gentil à vous d’avoir appelé. Soyez ferme avec vos subordonnés, Antoine ! Dites-vous bien qu’ils sont aussi pourris et dégueulasses que vos supérieurs. N’ayez jamais confiance en personne, c’est le secret de toute réussite ! »
Après avoir raccroché, je me sens rasséréné. Contrairement à ce que je redoutais, tout baigne pour mon prédécesseur, je vais pouvoir régner en paix.
Mathias demande à être reçu et se pointe en s’éventant avec une fiche de bristol lignée.
Sa frime de pivoine est luisante d’excitation.
— Oh ! toi, tu ramènes un os avec de la viande autour ! plaisanté-je.
— Je crois que tu vas être content, monsieur le directeur.
— Pose-toi et raconte.
Il s’assoit et place sa grande fiche rectangulaire sur le bureau.
— Non seulement j’ai l’identité de la victime, mais j’ai retrouvé les deux affaires similaires dont je t’avais parlé.
— Eh bien ! voilà effectivement de bonnes nouvelles, mon petit Xavier !
Il humecte ses lèvres desséchées d’une langue rêche comme une râpe à bois.
— La victime, que je qualifierais de « parisienne », est une certaine Elise Lalètra, 32 ans, prostituée au bois de Boulogne secteur Porte Maillot. Elle lève des michetons en maraude, prend place à bord de leur bagnole et les escorte soit à l’hôtel, soit dans un coin paisible du quartier pour les éponger à la sauvette. Elle a pour souteneur un Maghrébin, ancien joueur de football de seconde division, radié à vie pour avoir cassé la gueule d’un arbitre. Cet oiseau se nomme Ali Ben Kalif et il est tombé trois fois pour des motifs allant du proxénétisme au vol avec effraction. Tu trouveras sur cette fiche les endroits où l’on est susceptible de le rencontrer.
« Passons maintenant aux affaires antérieures. L’assassinat a bel et bien eu lieu à Lyon. La victime, une autre prostituée, habitait le quartier de Vaise. Elle était mariée à un conducteur de trolleybus qui ignorait tout (a-t-il prétendu) des activités clandestines de son épouse. Il est vrai qu’elle “travaillait à mi-temps”, si je puis dire, dans un petit clandé comme il n’en existe que dans cette bonne ville de Lyon, tenu par une honorable dame d’âge canonique, veuve d’un avocat. La pute en question s’appelait Fabienne Marchopaz, son époux, Raymond, et sa “patronne”, Mme Sidonie Princesse. Comme je te l’ai dit, son cadavre a été retrouvé dans une pisciculture de Saint-Joseph-le-Castré dans l’Isère, à une trentaine de kilomètres de Lyon. Il était très endommagé par les truites voraces, ayant séjourné une trentaine d’heures dans le bassin avant qu’on ne le découvre. L’enquête de nos confrères lyonnais n’a rien donné. Un instant on a soupçonné l’époux, dans l’hypothèse où il aurait appris l’activité secrète de sa femme et se serait vengé, mais il possédait un alibi en béton. Sans être classée, l’affaire stagne.