La pluie de monnaie cesse. Teddy adresse une mimique renfrognée pour signifier que, bon, il va démarrer la séance.
Il fait la manivelle avec son bras pour s’échauffer, puis se masse le poignet et enfin prend bien le sol de ses pieds afin d’affirmer son assise.
Béru attend, le regard coagulé. Chose impensable, il n’est pas ivre, ou à peine. Lui aussi se campe bien. Je note que sa joue gauche (qui va déguster la baffe) est gonflée. Je pige l’astuce : il constitue une sorte de coussin d’air pour amortir l’impact.
Teddy-le-Rouge décrit deux moulinets et balance. Ça fait un bruit flasque. La trombine du Mastard décrit une embardée, ses deux pieds perdent leur adhérence, il titube. Un moment on peut croire qu’il va s’écrouler. « Les chênes qu’on abat » ! disait Malraux. Ce chêne-là vient de morfler un sacré coup de cognée ! Ses lotos font un tracé plat, puis s’animent et se mettent à gambader dans leurs orbites.
Un temps. L’homme Béru crache.
Rouge.
Lentement, il masse sa grosse joue qui violit comme, en été, un ciel de couchant.
— Bien jeté, l’Arménien ! murmure mon ami qui, d’ordinaire, use de cette expression lorsqu’il entend autrui proférer un pet de l’ampleur des siens.
Enfin, il se consacre à ses préparatifs et se met à étudier son vis-à-vis.
— L’est plus grand qu’moi, soupire-t-il. Faut qu’ j’vais m’hausser su’ la pointe des pinceaux pou’ l’ cigogner ; d’ c’fait, j’n’aurai pu mon équilib’.
Je devine que le Gros se pose un problème et tente de négocier la situation afin de gagner un max en efficacité.
— T’sais, Sana, me jette-t-il, si je m’l’paie pas c’t’fois, j’sus marron, biscotte une deuxième tarte aux quetsches comme celle qu’y vient d’m’ balancer, j’irai pas plus loin !
Soudain, l’arbitre intervient pour ordonner à Béru d’ôter son alliance qu’il porte à la main droite depuis qu’une fracture de son annulaire gauche l’a déformé.
Le Mammouth s’exécute de mauvaise grâce et met l’anneau qui le vassalise dans ma poche.
Et après, tout se déroule très vite. Alexandre-Benoît lève la tête et module un « Oôôô ! » irrésistible, tout le monde regarde en l’air spontanément, y compris son adversaire. Et là, Mister Mammouth place sa mandale surchoix. Fulgurante, puissante mais sans moulinets préalables, sans roulades avantageuses. Le rouquin dérouille puisqu’il pousse un cri inarticulé, qu’il se met à suffoquer, pose un genou à terre, ouvre sa gueule comme un boa qui s’étouffe en bouffant un lapin angora.
Pendant ce temps, Béru frotte sa main gifleuse avec sa main libre pour, probablement, la désendolorir ; mais, aussitôt après, il murmure :
— Félicite-moive, grand. Ta main, vite !
Je la lui tends, il la secoue énergiquement et profite de ce handshake pour me restituer mon couteau suisse qu’il avait piqué dans ma fouille en y mettant son anneau. Je fais disparaître l’objet.
Pendant ce rapide manège, Teddy-le-Rouge s’est allongé sur la chaussée, évanoui.
Lors, la populace se met à congratuler le vainqueur : toujours, les foules ! Avec elles, c’est « malheur à qui reste en route » ; un homme terrassé est un homme désaimé.
Le Dodu a la victoire noble. Juste un sourire (et encore celui-ci le fait souffrir car sa joue gauche a triplé de volume et sa bouche a la position d’un accent aigu).
— Tu veux bien ramasser ma fraîche ? me demande-t-il. Avec mon cul et ma bite en compote, j’peux à peine m’ baisser.
Je lui rends ce service. La comptée est de cinquante-quatre dollars. Magnanime, le héros décide de les boire en compagnie du vaincu, lequel reprend ses esprits tant mal que bien.
— Pourquoi lui avoir fait lever la tête avant de cogner, Gros ? m’enquiers-je.
Il révèle :
— J’ l’eusse jamais couché n’avec une baffe ordinaire, mec. Alors j’ai décidé d’y mett’ la sauce au larinsque. Pour ça, fallait qu’y l’vasse la tronche, comprends-t-il-tu ? J’t’nais ton lingue en main, coincé ent’ mon pouce et l’auriculier[13] ; ça n’métonn’rait pas qu’ j’ l’eusse broilié quéqu’ carthages du corgnolon !
Effectivement, le Red est aphone et semble respirer avec une paille.
Je quitte les combattants pour me mettre en quête de Félix et du Marquis.
9
CHAPITRE ENTIÈREMENT PLASTIFIÉ
Je longe toute la rue, jusqu’au très fameux banc. Une foule plus épaisse qu’ailleurs y est rassemblée, qui s’automalaxe et tourne comme de la pâte à pain dans un pétrin.
N’ayant pas aperçu mes deux « manquants », je furète dans les coins sombres, redoutant de les trouver asphyxiés par les vapeurs éthyliques de la fiesta. Idée judicieuse. Je les repère effectivement, mais, loin d’être inanimés, ils sont en possession de tous leurs moyens, et quand je dis « tous », c’est « tous ». J’ai failli ne pas les voir car ils se trouvent au fond d’une étroite impasse.
C’est une plainte de chienne sans abri qui m’a alerté. Cri d’une souffrance que l’on souhaiterait contrôler mais qui s’échappe de soi comme la vapeur d’une marmite norvégienne.
M’approche à pas lents de cet animal très connu lorsqu’il est blanc, et célèbre pour son froid, ses pas et sa faim. Le loup !
Je découvre la tronche de méduse d’une vieille ravelure pas racontable, dont les longs cheveux déteints pendent jusqu’à terre. Elle se tient penchée en avant, soutenue par deux mains aristocratiques : celles mêmes du Marquis, lequel est occupé à la chausser en levrette. La dame hurle donc, non de plaisir, mais de douleur. Quand elle parvient à suspendre sa plainte, elle s’autofustige, gémit qu’il faut être la dernière des vieilles putes pour se risquer à dérouiller un pareil tronc de baobab dans le frifri. Mais qu’est-ce qui lui a pris, bordel ! C’est bien l’orgueil, vous me direz pas ? Sous prétexte que sa vie mouvementée lui a défoncé le dargeot, elle a cru, la téméraire, qu’elle parviendrait à héberger la trompe du Marquis. Certes, elle est arrivée à ses fins ; seulement, à présent, le zob géant, gros comme le télescope du Mont Palomar, ne peut plus ressortir. Déjà, il n’en était rentré que trente-cinq centimètres (sinon on allait droit à une explosion de l’estomac) ! Maintenant, impossible de se désunir. Pis que des chiens ! Mais elle veut rentrer chez elle, la pauvrette. Avec deux pieds, pas avec quatre ! Ce monstre, y a qu’à lui sectionner le poireau ; n’ensuite de quoi, il se trouvera bien un toubib capable de lui dégager le bassin, ne serait-ce qu’avec une mèche de charpentier !
Je l’ai déjà dit : Félix ne comprend pas l’anglais, il lui a préféré le grec ancien, dialecte plus propice aux études scientifiques. Tout de même, il appréhende la situation ; prône la patience. Le Marquis demeuré détient nonobstant suffisamment de jugeote pour dire que c’est justement sa débandaison qui est à l’origine du sinistre. Une chose ferme est plus aisée à déplanter qu’une chose molle, C.Q.F.D.
Félix m’aperçoit et reprend espoir car je suis de ces êtres qui l’apportent par leur seule présence.
— Comprenez, Antoine : la collerette musclée de madame s’est crispée sur le membre du marquis de Lagrande-Bourrée. Cela constitue un étranglement qui emprisonne la partie engagée dans l’intimité de cette personne.
« Madame est de mauvaise foi, car c’est elle qui voulut tenter l’expérience impossible. Le Marquis urinait paisiblement dans ce coin d’ombre lorsque cette vorace personne est sortie de la porte que vous apercevez au fond de l’impasse, enfuriosée par cette miction. Elle s’est tue en découvrant la lance d’arrosage de notre exquis compagnon. Sans écouter nos protestations, elle s’est troussée, déculottée et, une fois qu’il a été disponible, s’est acharnée sur ce sexe éminent de telle sorte que, n’étant pas de bois, le Marquis a succombé.
13
Bérurier se gratte l’anus avec le petit doigt dont il a laissé pousser l’ongle à cet effet.