Il t’est déjà arrivé, Hervé, de marcher ainsi, de nuit, dans un vrai désert ? Seule la lune me sourit. Bonne vieille lune que des confrères romanciers me promettaient jadis et que les Ricains m’ont offerte une nuit où je me trouvais au Liban ! Inoubliable.
Il n’existe que deux choses dont j’ai très envie et que je voudrais obtenir avant d’aller fumer des plantes de mauve par la racine : c’est un œuf de dinosaure et serrer la main d’Armstrong[14]. Si parmi mes lecteurs, quelqu’un peut m’indiquer où je pourrais acheter un œuf de dinosaure, il deviendra illico mon ami d’enfance. Et si un autre veut bien me prendre un rendez-vous avec Armstrong, je le coucherai (en travers) sur mon testament.
Bon, où en étais-je-t-il ? Ah ! oui : le ranch du cow-boy suisse.
Je m’y dirige à l’allure d’un ancien facteur rural ; jadis, ces braves n’avaient même pas de vélo pour faire leur tournée et arpentaient leur commune d’un point cardinal à l’autre, canne en main, allant porter un simple journal dans les hameaux les plus reculés ! Ils puaient des pinceaux, les chéris ; du bec aussi. Vinasse par le haut, chaussettes de laine par le bas ! Dans le mitan, t’arrivais à détecter des remugles de pets ratés dans du gros velours jamais nettoyé ! Ah ! les postes françaises ! Quelle épopée ! Ma grand-mère a connu un gros facteur qui s’est fait assassiner sur la vieille route, entre Chalamond et Meximieux (Ain). On a volé sa brave vie pour une pincée de francs anciens. Les gens ont toujours été minables ; ça ne date pas d’aujourd’hui.
Toi, lecteur infaillible, qui me connais depuis lurette, je sais que ça ne te surprend pas de me voir cheminer sur cette étendue de caillasse à pareille heure. Tu te dis : « Il est venu à Morbac City pour rencontrer ce type, après tout. Et il ne peut attendre davantage. “Même les plus marles d’entre toi mettent le doigt sur la vérité en pensant” : L’agression ratée dont il vient d’être victime, induit Sana à estimer que si les autres en savent long sur Martine Fouzitout, ils vont aller voir celui qu’elle venait visiter chaque mois. Il craint, ce brave Tonio, que les vilains s’en soient déjà pris au cow-boy suisse. Alors il vient aux news. C.Q.F.D. »
Effectivement, c’est bien un tel souci qui me mine.
A mesure que j’approche, un bruit particulier alerte mes tympans. Celui qu’on produit en opérant des fouilles.
Pour évoluer en silence, j’ôte mes tartines, ainsi que mes chaussettes (que j’achète toujours à Rome, dans la même boutique près de la via Venetto), les laisse en un petit tas sur les pierres et finis le trajet dans un silence de chat.
Tout à coup, j’ai un haut-le-corps. Tu aimerais que je dise ce que j’aperçois, derrière le plus proche buisson ? Non, sans charrier, ça te ferait plaisir ? Alors, ’magine-toi que c’est une auto blanche. Pas la vieille Jeep pourrie que possède le cow-boy suisse, mais une bagnole neuve : Buick Park Avenue, aux chromes luisants.
Cette tire, je la reconnais, l’ayant vue il y a moins de deux plombes. C’est la voiture à bord de laquelle le clown et son complice ont mis les adjas après leur expédition ratée chez le pasteur.
10
CHAPITRE INCALCULABLE
Ce bruit de terrassement m’apprend que j’arrive trop tard. Les méchants sont venus, ont abattu le vieux cow-boy et voilà qu’ils l’enterrent pour donner à penser que le bonhomme s’est tiré. Souvent, ces originaux tombés du ciel dans un patelin en repartent comme ils y sont arrivés : sans crier gare. Il va suffire à l’un des deux tueurs de piloter la vieille Jeep et de l’abandonner loin d’ici pour que l’on croie au départ du Suisse. Affaire classée sans avoir été ouverte.
Seulement, il existe une justice immanente et elle se nomme San-Antonio !
Je sors l’arme offerte en prime par le zozo au pif rouge, vérifie qu’elle contient un chargeur plein de pralines et aussi que le cran de sûreté est ôté.
Silencieux plus que jamais, je contourne le ranch. De l’autre côté l’est une fontaine, source de vie, qui laisse couler un filet d’eau. Le trop-plein de son bassin ruisselle sur une vingtaine de mètres et se perd dans le sol fissuré.
Qu’asperge-t-il à la clarté lunaire, Hilaire ? Pas un, mais deux cadavres, y compris celui du clown, allongés sur la terre, l’un face contre le sol, l’autre profitant de la lumière astrale de notre bon vieux satellite avant d’aller pourrir dans un trou que le vieux mec creuse avec difficulté. Il s’applique ferme, le cow-boy suisse. On devine ses origines rurales. Son chapeau est accroché à la « chèvre » de la fontaine, il a jeté sa veste par terre et une fosse profonde de près d’un mètre est déjà en cours.
— On peut dire que vous ne plaignez pas l’huile de coude ! lancé-je au ranchman : prenez votre temps, y a pas le feu au lac !
D’un brusque mouvement, il se tourne vers le fusil déposé au côté de sa veste à franges.
— Hé ! ne vous méprenez pas, grand-père, lui dis-je, je ne viens pas foutre la merde, au contraire. Je suis ici à cause de Martine.
Dès lors, il enfonce sa pelle dans le tas qu’il a constitué près du trou (l’un étant la conséquence de l’autre) et me regarde, les mains ballantes.
— Le dégourdi habillé en clown a cherché à m’abattre, deux heures en arrière[15] avec le composteur que voilà !
Je lui montre le feu, puis le remets dans mes braies.
— Ecoutez, reprends-je, mon histoire est longue à raconter et la nuit ne durera pas toujours : je vais vous aider à enterrer ces messieurs puisque telle était votre intention. Après quoi, nous opérerons comme ils avaient sûrement décidé de le faire avec vous : nous conduirons leur putain de Buick à quelques kilomètres dans le désert ; puis vous me ramènerez à Morbac City et reviendrez chez vous. Ni vu ni connu. Ça peut jouer ?
— Qui êtes-vous ? me demande ce méfiant.
— Au retour, je vous raconterai tout.
Je lance mon veston léger sur le sien et, m’emparant de la pioche, saute dans le grand trou géométrique pour continuer de briser le sol dur.
Il me regarde m’activer un moment, surpris par cette aide qui lui vient de la nuit. Mais c’est un dur-à-l’ouvrage, aussi joint-il rapidement ses efforts aux miens. A deux, on dépote rapidos. J’ai bientôt la gorge et le nez encombrés de poussière âcre. On pompefunèbre en chœur, sans proférer un son. Au bout d’une plombe d’efforts décharnés[16], la fosse est suffisamment large et profonde pour pouvoir héberger les deux cadavres.
C’est le dabe qui prend la responsabilité.
— Ça ira ! dit-il.
Nous nous prêtons mutuelle assistance pour nous arracher de la tombe en puissance. Nous sommes en nage ; mes paumes sont en feu avec de grosses cloques qu’il me faudra percer, puis désinfecter.
Comme le Suisse saisit le clown par les chevilles afin de le conduire à sa dernière demeure, je le stoppe.
— Un instant, cher Buffalo Bill !
Je palpe les fringues du gugus défunt, mais il n’a rien sur lui. Un prudent !
— Enlevez, c’est bon !
Je passe au deuxième corps. Lui, par contre a un porte-cartes d’identité, un porte-money de forme oblongue pour loger ses dollars, une tablette de gum, un couteau (lame-lime à ongles), des pièces de mornifle, un stylo-bille Waterman, un minuscule agenda à couverture de cuir rouge et enfin une boîte de préservatifs de couleur violacée qui doivent te faire une bite de gorille lorsque tu les utilises.
Je remets les dollars dans la fouille du défunt.
— Ils vont être fichus, remarque le cow-boy.
— Sans doute, mais je ne suis pas un détrousseur de cadavres.
15
L’Helvète moyen emploie volontiers l’expression « ?en arrière ? » pour ses évocations. « Il y a dix ans en arrière, je me trouvais… »