— Naturellement, balbutie le correcteur de graffitis ; mais je suis ligoté par ce quasi-dénuement que connaît chez nous le corps enseignant. Les gouvernements qui se succèdent en France, n’importe leur coloration politique, sont tous convaincus qu’il convient d’être presque indigent pour transmettre son savoir, si bien que les pauvres bougres que nous sommes sont obligés de se faire députés ou syndicalistes pour pouvoir améliorer notre ordinaire et visiter des pays !
— Vous voulez bien me confier cette lettre, Félix ? Je vais tenter d’en savoir davantage sur l’héritage de Miss Fouzitout Martine. Le papier à en-tête de ma maison amènera peut-être vos trois Smith et le Larson (cherchez l’intrus) à vous fournir de plus amples explications.
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CHAPITRE COMPLÈTEMENT ENDOGÈNE
Il est rarissime qu’un Américain parle le français, c’est pourquoi je suis surpris quand ma secrétaire (j’en ai une toute neuve pour remplacer le brigadier Vatefère, parti en retraite) m’ayant annoncé que j’ai en ligne l’étude Smith, Smith, Larson and again Smith, de l’Os-en-gelée, comme dit Béru, c’est une voix d’homme maniant admirablement notre langue qui m’entreprend :
— Ici James Smith, monsieur le directeur.
— Vous êtes lequel des trois ? Le premier, le second ou le quatrième ?
— Je suis les trois, monsieur le directeur ; mon grand-père et mon père sont décédés.
— Je suppose qu’il est trop tard pour vous présenter mes condoléances ?
— Pas du tout ; ils se sont tués la semaine dernière dans le crash du vol pour Chicago.
— Navré.
— Pas tant que moi, monsieur le directeur ; mon père était un sale con, mais j’adorais mon grand-père qui avait fondé la boîte.
La voix dégage une énergie peu commune, m’est avis que l’étude connaîtra encore de longues années de prospérité avec, à sa tête, un driver de ce tonus.
L’héritier des Smith et Smith reprend :
— Si je vous téléphone c’est, vous le pensez bien, parce que j’ai reçu votre lettre à propos de l’héritage de votre ami. Je connais d’autant mieux l’affaire que c’est moi qui ai enregistré le testament de Mlle Martine Fouzitout.
— Il y a longtemps ?
— Trois mois.
— Elle avait quarante-quatre ans ?
— Exact.
— N’est-ce pas jeune pour établir un testament ?
— Cela ne veut rien dire. J’ai connu des testataires de vingt-cinq ans.
— Ils ne sont pas décédés trois mois plus tard ?
— Non, c’est exact.
— Quel effet vous a produit cette femme ?
— Plutôt bon. Peut-être buvait-elle un peu car j’ai cru déceler certains des stigmates de l’alcool sous son maquillage ; mais elle était restée assez jolie fille, avec des formes convenables, et des vêtements plutôt chics, comme on dit à Paris.
— Vous a-t-elle laissé entendre qu’elle courait un quelconque danger ?
— Absolument pas.
— Vous ne l’avez vue qu’une seule fois ?
— Le simple dépôt d’un testament n’entraîne pas des relations suivies avec son notaire, monsieur le directeur.
— Bien sûr. Et que lègue-t-elle à Félix Legorgeon ?
— La totalité de ses biens.
— Qui se composent ?
— D’une modeste maisonnette dans le quartier minable de Venice.
— Ça vaut quoi, à vue de nez, ce domaine ?
Rire joyeux de mon terlocuteur.
— Ça vaut la poignée de dollars qu’un coloured voudra bien donner. Cela dit, peu est mieux que rien, comme disait mon cher grand-père, et l’héritier devrait venir régler cette situation. Je pourrais le mettre en rapport avec un ami à moi qui fait dans l’immobilier. Ce qu’il tirerait de son héritage lui paierait de toute façon son voyage. S’il ne connaît pas la Californie, ce serait une bonne occasion.
— C’est qu’il s’agit d’un bonhomme assez particulier, monsieur Smith, ce que les braves gens de France appellent « un original » ; je vais faire pression sur lui pour essayer de vous l’envoyer. Ah ! dites-moi, disposez-vous de quelques coordonnées concernant les attaches en France de votre cliente ?
— D’aucune. L’opération qu’elle a effectuée chez nous n’exige pas de curriculum.
On se quitte en se gratulant le con, comme deux correspondants persuadés mutuellement qu’ils sont sympathiques.
Ma pomme rêvasse un instant devant un dossier ouvert relatif à une histoire de drogue dans le quinzième, dont je subodore les ramifications. N’après quoi, je sonne ma secrétaire :
— Rappliquez avec votre bloc, Lise, je vous prie.
C’est une fille très bien, du genre sérieux. Brune, coiffure géométrique de l’époque Arts déco, regard indéfinissable : couleur noisette à reflets verts, très chouette. Les seins aussi dodus que ceux d’une planche à repasser ; par contre un fessier ferme et parfaitement rond que moule étroitement son jean noir.
Elle porte un chemisier rouge, à col noir, un tour de cou ancien en or. Le chemisier, déboutonné jusqu’à l’estomac, laisse constater la navrance d’une poitrine encore en devenir. Et pourtant, malgré sa pénurie de glandes mammaires, il y a un je-ne-sais-quoi qui m’excite dans ce paysage désolé. Je suis un cérébral, avec des fantasmes à ne plus savoir où les fourrer !
Huit jours qu’elle est en poste dans le burlingue contigu, et déjà précieuse. Bientôt indispensable. Le genre de gonzesse qui arrondit le quotidien d’un homme occupé, l’assiste, mine de rien, et devient vaguement pour lui une espèce de petite maman extérieure.
Lise est la fille de feu le commissaire Léchot qui s’est fait zinguer dans un conflit de générations avec de jeunes truands irascibles. Jadis, Messieurs les Hommes butaient avec discernement et, en tout cas, jamais un flic. De nos jours, ils sulfatent à tout-va, pour souvent pas grand-chose et parfois pour rien. Cruautés gratuites, assurent les sociologues. Hitler avait prédit la venue d’une génération de tueurs, ce doux visionnaire. Il assurait que le règne de la férocité viendrait bientôt et que le taux de mortalité s’accroîtrait dans des proportions fantastiques. Je me demande s’il avait pas le nez creux, Adolf, mine de rien ?
A la mort tragique de son père, Lise a largué ses études de droit pour travailler. Alors on l’a prise à la Grande Crèche et c’est le gars Mézigue qui s’en est chargé, en tout bien, tout honneur. J’ai une mentalité biscornue ; pour moi, la femme d’un ami c’est sacré : faut qu’elle y passe. Mais la fille d’un ami mort, je la respecte !
— J’ai un boulot pour vous, ma gentille. Notez une identité : Martine Fouzitout (avec un « z »). Cette personne a fréquenté la fac de sociologie voici une vingtaine d’années en arrière. Retrouvez-moi ses coordonnées de l’époque ; ils doivent bien avoir son dossier aux archives de cette faculté.
Elle trace quelques lignes rapides sur son bloc.
— Je m’en occupe tout de suite, monsieur le directeur.
L’envie me prend de lui dire de laisser quimper le « monsieur le directeur » pour m’appeler Antoine, mais, réflexion faite, ça ferait jaser. Mes gars croiraient que je la saute et j’aime trop la vérité pour laisser se développer pareil malentendu.
A midi, je passe à la clinique André-Sarda où Jérémie est en rééducation pour son nouveau fémur[1]. Je découvre Blanche-Neige en training rouge, en train de peser avec sa jambe scrafée sur un harnais de cuir qui tracte une gueuse de plomb.
Mon bon Noirpiot s’évertue, suant et soufflant fort de son nez en forme de gant de boxe. Il me rit (on dit bien : il me sourit) et je peux vérifier le parfait alignement de ses trente-deux dominos.