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— Ta famille ne va pas s’inquiéter de ton absence ? fais-je au champion de formule 1.

— Quand ils sont pétés à la maison, je fais ce que je veux.

Je bénis le ciel de l’avoir rendu malin ; ce mouflet sait que faire de sa liberté. Il a du chou, de la détermination ; à son âge, ce sont là des dons inestimables.

La douce Ivy a la poitrine secouée de spasmes. Faut dire que c’est angoissant de devoir s’arracher à une vie douillette et honorable pour fuir dans l’opprobre comme une foireuse « malfaitrice du plaisir », pute à jamais classée monument hystérique.

Ce que je vais en fiche, alors là, je me le demande du bout de la pensée ! L’ayant compromise, je lui dois réparation. L’emmener à Reno pour la faire divorcer, puis l’épouser aussitôt après ? Ça se passerait comaco dans la collection « Doigt humide », mais un mec qui mène mon existence ne peut folâtrer dans les péripéties ineptes d’une littérature pour jeune châtelaine masturbée.

Manière de tuer dans l’œuf tout malentendu, je murmure :

— Vous avez la perspective d’un endroit où aller ?

Elle secoue sa jolie tête.

— Non.

— Pas de famille ?

— Mon père ; mais il est pasteur, lui aussi, et plus rigoriste que Marty.

— Des frères, des sœurs ?

— Je suis fille unique.

Le voyage continue. On croise de très rares voitures sur cette route de l’enfer : des glandus qui foncent à la fiesta de Morbac City.

— Comment se fait-il que tu n’aies jamais pris cette route, Rantanplan ?

— Vous savez, je suis jeune, répond l’artiste du volant, et mon père m’a interdit de rouler dans le désert parce qu’il prétend que c’est dangereux.

Je file, temps à autre, un coup de saveur par le petit vitrage de notre cabine, histoire de mater mes potes. R.A.S., sinon que le marquis de Lagrande-Bourrée continue de gerber désespérément agrippé aux ridelles de la dépanneuse. Les trois autres somnolent en chien de fusil. Je note la présence d’une bâche que gonfle le vent de la vitesse.

— Tu allais faire une livraison ?

Roy opine.

— Ça peut attendre, Martien. Votre sécurité avant tout.

— Tu es un bon petit gars, assuré-je, ça fait plaisir de rencontrer sur sa route des garçons aussi prometteurs. Que comptes-tu faire, plus tard ?

— Devenir riche, Martien.

— Louable ambition. Et comment t’y prendras-tu ?

— Comme il faudra, selon les opportunités.

Ensuite, on la boucle parce qu’il fait une sacrée soif ! Un peu léger de s’engager ainsi dans une traversée du désert. L’air brûlant, plein de poussière en suspension, nous consume la gargante.

On boulotte encore du ruban et puis le moteur se met à débloquer.

— L’essence, hein ? fait le mécanicien en culottes courtes.

— Ça y ressemble, conviens-je.

Comme on amorce une descente en lacet, il fait roue libre, ce qui est de la dernière imprudence. Le véhicule prend de plus en plus de vitesse. Cramponné au volant, Roy fait ce qu’il peut. Mais c’est trop peu. La roue avant droite tutoie un remblai et le véhicule, décontenancé, décrit un tête-à-queue qui nous place perpendiculairement à la pente. Ça tangue, on perd le Marquis, trop penché pour sa restitution d’alcool.

Au moins un de sauvé !

La tire embarde et le mômaque n’y peut plus rien. La direction lui échappe ; j’essaie de l’empoigner, par-dessus Ivy qui braille d’horreur et se débat ! Je ne sais ce que branlent mes trois compères de l’arrière. C’est hallucinant mais calme dans la perception que j’en ai. Toujours dans un accident : l’horreur au ralenti, teintée d’incrédulité, avec, au fond de ton être, une espèce de confiance forcenée en son étoile.

— Saute ! crié-je au gosse.

Mais il ne bronche pas, paralysé (un vrai écrivain de polar écrirait, tu penses bien « tétanisé ») par la peur. On dévale en bondissant. Et, brusquement, face à nous : un amoncellement de roches. De part et d’autre, c’est le vide vertigineux. Finito !

Fermer les yeux ? A quoi bon perdre une séquence pareille, qu’on a tant de mal à réaliser au cinéma ?

— Mais saute donc, bordel ! crié-je une dernière fois à Roy !

On va trop vite, il a immensément peur. Moi, je peux encore le tenter. En un milliardième de seconde, la terrific question me vient : « Que fais-tu, Ducon ? Tu essaies de sauver tes os en abandonnant les autres ; ou bien tu acceptes de mourir avec eux, par pure élégance morale, parce qu’un capitaine n’abandonne pas la dunette quand son barlu coule comme un fer à repasser ? »

J’ai pas le temps de me fournir la réponse. Un choc atroce me déchire tout le côté droit. Ma tête s’enveloppe d’une épaisse vapeur pourpre. Tu sais quoi, Eloi ? J’ai sauté ! Mon corps a agi sans que mon cerveau lui en ait donné l’ordre. Ce genre de truc s’appelle l’instinct de conservation.

Il me semble que je suis broyé. Je ne bouge pas. N’entends rien. Cependant, ce foutu véhicule a bel et bien percuté les rochers, non ? Une confuse idée me pénètre le cigare : il ne prendra pas feu puisqu’il n’y a plus d’essence.

J’essaie de me mettre sur le dos. Impossible ! Aurais-je la colonne vertébrale brisée ? Je m’imagine archiplégique, pot de fleur à vie ; m’man qui me branche ma purée mousseline par le pif et qui m’écrème l’oignon à la petite cuiller à thé. Cela arrive bien à d’autres, pourquoi pas à moi ? Si la chose m’échoit et que je n’en meurs pas, je réorganiserai mon existence autrement, voilà tout. L’homme est conditionné de telle façon qu’il peut TOUT accepter, TOUT subir. Il lui est même possible de vivre dans sa tête, et seulement dans sa tête ! Alors je soupire in petto : « O.K., Seigneur : je suis prêt ! »

Beau, non ? La soumission au destin. L’acceptation sans pleurnicherie.

Le soleil darde encore comme un dingue. Une puissante odeur d’huile me parvient. L’olfactif prime toujours chez moi. Tu sais pourquoi ? Parce que le monde pue !

Allez, Sana, fais ton bilan. Jambe gauche ? Je parviens à la plier, donc tout n’est pas zingué. Bras gauche ? Je l’amène jusqu’à ma tête. Pied droit ? Tudieu qu’il me fait mal !

— Tu croives que ça va aller ? gronde l’organe de Béru.

Il vit !

Je réponds :

— Oui, mais je ne sais pas jusqu’où !

— N’t’occupe, l’essentiel du plus important c’est que ça allé.

— Pinaud ? questionné-je.

— Oui ? bêle le Fossile.

Lui aussi vit.

— Félix ?

— Y avait un gros machin lourd sur le camion qui y a écrasé la bite ! Tu dirais un boa qu’un tracteur y est passé d’sus ! On n’est pas près d’le tourner, c’putain d’ film !

— Le môme ?

— Un vrai sapajou, y s’a mis en boule et il est indemnisé !

— La dame ?

Je l’ai gardée pour la fin car j’étais certain de la réponse ; moi et mes pressentiments, tu connais ?

— Faudra qu’tu t’cherches un’aut’ camarade d’plumard, grand : la pauvrette a morflé l’carter dans l’burlingue, et l’pare-brise l’a décapité la tête.

Je ferme les yeux. Un grand froid m’ensevelit au fond de la misère humaine.

13

CHAPITRE UNTEL

Une sensation moelleuse. Celle de m’abandonner aux soubresauts d’un plongeoir particulièrement flexible. Je tressaute langoureusement. Un flou artificiel me sépare de la réalité. Je me rassemble pour le dominer et, miracle de la ténacité, y parviens.

J’arrive à ouvrir mes calbombes. J’aperçois une potence supportant une poche de sérum terminée par un tuyau transparent planté dans mon poignet. Mon épaule est plâtrée. Je gis sur un lit d’hôpital. Une forte dame platinée est couchée à mes pieds, en travers de ma couche. Elle soutient ses genoux pliés de ses mains potelées, tandis que mon cher Béru la besogne à grands coups de reins méthodiques, ce qui imprime à ma couche le mouvement de trampoline évoqué à quelques lignes de là. La forte personne portant une blouse blanche et empestant l’éther, j’en conclus (sans mérite) qu’il s’agit d’une infirmière de bonne rencontre que le Mastard a séduite en un temps record et qu’il honore de sa forte présence sur ma couche de souffrance.