— Où allons-nous ? j’ai demandé, comme quoi je laissais un gamin de six berges gérer mon destin.
C’était lui le chef ! Bonaparte au pont de Lodi !
— Chez l’Indien, rejoindre vos amis, Martien.
Et puis alors, tu vois, c’est à cet endroit que le hasard s’est mis de mon côté. S’il n’existait pas, ça ne vaudrait pas le coup d’écrire des romans d’action.
Comme on longeait l’arrière d’habitations au style vaguement colonial, nous avons entendu une femme qui protestait. Ça se passait sous une pergola pauvrement fleurie. Et la dame disait :
— Non, non, pas sans capote, my dear[20].
A cette déclaration succédait un fouissement de mâle en rut aucunement soucieux de s’affubler d’hévéa pour tirer sa crampe.
Il devait gagner du terrain avec son goumi à tête chercheuse car sa partenaire a repris, deux tons plus haut :
— J’ai dit pas sans capote ! Si vous insistez, j’appelle au secours.
Alors je me suis avancé à pas de loup. Et qu’est-ce que j’ai vu ? La grosse Mrs. Molly, qui m’a pris en stop, en lutte avec le rouquin gifleur, mis groggy par Bérurier. Cézigue avait sa membrane dégainée et maintenait la dondon par le cou, en une figure imparable de jute-z’y-d’ssus, cet art martial plus efficace que le bon vieux judo de notre jeunesse. De sa main libre, engagée entre les meules de Mrs. Molly, il balisait son futur parcours avec brutalité.
La grosse trémulse du michard, mais, à demi étranglée, ne peut pas grand-chose pour libérer son bouquet de persil. Sa voix devient grasseyante :
— Lâchez-moi, espèce de brute ! Vous m’aviez promis avec capote française ; sans, je ne puis !
L’autre accentue ses grognements porcins. Bref, je pressens que la bonne obèse va être obaisée à cru, sans la légitime protection qu’une femme est en droit d’exiger. Je voudrais interviendre, mais j’ai l’épaule démolie et suis tout branlant de la charpente.
Roy me touche l’épaule.
Je le mirage et tu sais quoi ? Il me tend une bille de bois du diamètre de mon bras.
Un bruit creux : Blongggg !
Le « Red » paraît rentrer en lui-même comme une longue-vue. Le voilà à terre. Mrs. Molly me reconnaît et sa reconnaissance est spontanée.
— Oh ! merci, merci, cher french boy. C’est très gentil à vous d’être intervenu. Ce dégoûtant garçon prétendait me pénétrer sans le petit capuchon !
— Je sais, dis-je, j’ai entendu.
— Je peux ? demande Petit Gibus en tendant la main vers ma matraque improvisée.
Il l’assure bien entre ses mains et, en un mouvement balancé de joueur de base-ball, file un coup gratifiant sur le blair de Ted-le-Rouge. Puis il jette la bille de bois et déclare :
— C’est lui qui a tendu la manivelle d’auto à mon père quand il m’a battu.
Une chose que je reconnais volontiers aux Ricains, c’est leur fantaisie. Mrs. Molly, quand je lui demande de repartir cette nuit même de Morbac City et de nous prendre à son bord, tous, elle bat des mains, trouve que c’est une very good idea et qu’on va bien se marrer, chemin faisant. Elle demande si j’ai des préservatifs de camping, je lui dis que j’en achèterai une pleine valise au motel et, follette tout plein, elle promet de venir nous y quérir dans un couple d’heures.
La fille de l’Indien a eu bien raison de se faire pute. Elle est trop jolie pour cirer le gland d’un seul homme. Moyennant dix dollars, elle se propose à qui la convoite, sans marchander son temps ni sa peine. En plus, elle possède une technique honorable, m’assure Pinaud qui vient d’en tâter. Il a « ses retintons », le Vénérable, ça le prend parfois, à la fortune du pot. Celui de la petite Indienne l’a charmé.
— Au fait, l’attaqué-je, tu ne m’as pas dit comment nous avons été secourus dans le ravin de la mort ?
— La chance ; l’hélicoptère du gouverneur de l’Etat est passé presque à l’aplomb de l’accident, le pilote a donné l’alerte par radio.
Bison-Bourré, le père de sa fille, est sorti de son coma diurne et vaque à d’obscures occupations. Il est ridé, avec les châsses comme des œillets de chaussures à lacets, un pif en bec de perroquet et une chevelure coiffée à l’huile d’olive. Il porte un jean et un gilet de cuir, sans manches, à même la peau. Il pue la tequila rotée et le pet inca. Quand il parle, ça fait comme quand on marche sur un très vieux parquet : des couinements ; pour le comprendre, faut ouvrir grand ses baffles.
Il se tient dans l’encadrement de la pièce servant de salon au motel ; comme mes hommes ne disposent que d’une petite pièce pour tous, c’est là qu’ils se tiennent car ça fait bar. Il y a un jeu de fléchettes et un appareil à sous. Félix et le Marquis dorlotent leurs pénis contusionnés en éclusant de la bière. Pinaud se balance sur un rocking-chair provenant d’un décor d’Autant en emporte le vent tandis que Bérurier écluse une bouteille d’alcool dont l’étiquette est partie et qu’il cherche vainement à déterminer. Je le sens raide complètement, mon Nounours.
On stagne en attendant l’arrivée de Mrs. Molly. C’est la jolie Indienne qui renouvelle les consos, sur un simple signe de l’assoiffé en panne. Sa robe de lin bis la moule, j’ose pas dire comme un gant, car j’ai horreur du pompiérisme au rabais, et puis il y a des gants de boxe ou de base-ball qui, eux, ne sont pas moulants du tout.
Je me dis qu’en fait, leur vie dans ce motel délabré, aux deux Indiens, est une image de bonheur. Le temps coule sans heurts. Lui boit, elle baise ; un jour succède à l’autre ; c’est peut-être cela la félicité terrestre.
Coupant mes réflexions, le petit Roy se pointe en vitesse. Il puisait des capotes au distributeur de la réception, pour que nous puissions combler les fantasmes de la grosse plus tard. Il paraît effrayé, dit comme quoi un type et une femme sont en train de questionner l’Indien à notre propos. Ils viennent de se pointer à bord d’une Cadillac Seville jaune vanille immatriculée en Californie. Le gars fait au taulier une description de nous cinq très fidèle. L’Indien, très calme, l’écoute. Peut-être va-t-il admettre que nous sommes dans son établissement. C’est d’autant plus probable que nous ne lui avons pas réclamé la discrétion.
La porte étant incomplètement fermée, je peux couler une fraction d’œil dans l’agency. La femme est épaisse, sans goût ni grâce, contrairement à celles qu’on trouve généralement dans mes zœuvres. Elle a un pantalon de toile qui ne cache rien de ses grosses cuisses, probablement cellulito-variqueuses, non plus que de sa moulasse qui doit ressembler à la bouche d’un boxeur noir après son combat. L’homme est grand, costaud, porte un complet de lin noir. Il est chauve du dessus et colle méticuleusement les poils qui lui restent sur le caillou, de crainte qu’ils se fassent la valise. A la boursouflure de sa veste, côté sein gauche, je pige qu’il coltine une arquebuse capable de pratiquer dans la viande humaine des trous grands comme celui d’un lavabo.
Ça y est ! Bison-Bourré lui désigne le salon. Le mec s’avance déjà, une main sur son cœur (du moins sur ce qui lui en tient lieu).
Dans un sens, je ne suis pas mécontent de cette occase inattendue de renouer le contact avec la bande.