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— Tu fais des progrès ! le félicité-je.

— A chaque jour suffit sa peine, mec. Qu’est-ce qui te tracasse ?

— Moi ? Rien, tout baigne.

— Mon cul ! Je te connais. Quand tu te trimbales une arrière-pensée persistante, tes pattes-d’oie s’accentuent.

— Merci pour les pattes-d’oie !

— Et alors ! A partir de dix-huit ans, tout le monde en prend ! Y a pas un âge pour vieillir, on vieillit en naissant. Allez, raconte, ça te fera du bien !

Je réfléchis, surpris, parce que, très vraiment, je ne me sens pas en état de tracassage. Mais ses deux sulfures bombés me fouaillent le subconscient. Force m’est d’admettre qu’en effet, un « tout petit quelque chose me turluqueute ».

Et alors, doucettement, je me mets à lui parler de l’héritage échéant[2] à Félisque. Je lui raconte tout, à mon pote, et quand j’ai achevé ce récit qui n’est pas long, j’ajoute :

— Je ne vois pas pourquoi je te narre ça, c’est tellement sans importance.

Il s’arrête de faire geindre sa poulie (soyez poulie, je vous prie !). Me contemple à nouveau et déclare :

— Tu sais bien que ça n’est pas sans importance, Sana ! T’es trop bon flic pour ne pas avoir illico reniflé du pas catho. C’est une odeur que tu connais bien. Je la trouve boiteuse, comme histoire, cette gonzesse qui se jette à la tête de son prof, puis qui, au bout d’un certain temps, abandonne ses études, la France, ses parents, pour filer aux U.S.A. sans prévenir personne. Elle s’installe à Los Angeles et bricole assez pour se payer une masure. Vingt ans se passent. Soudain, elle pressent qu’elle va crever et décide de laisser sa maisonnette au prof qui lui a si « fortement » révélé l’amour. Car, pour tester à cet âge, il faut envisager sa fin prochaine, tu en es d’accord ? Et d’ailleurs, si elle croyait en ses « espérances normales » de vie, elle ne léguerait pas sa maisonnette à un vieux type d’au moins vingt-cinq ans son aîné. Juste ?

— Tout à fait.

— Conclusion, si cette affaire nous tombait dessus, à Paris, nous chercherions illico à savoir de quoi et comment elle est morte ; toujours d’accord ?

— Toujours.

— Maintenant, une question… Crois-tu que Martine Fouzitout léguerait à un Français de France une bicoque sans valeur, située à douze mille bornes de là ?

— Si elle ne possède que cela, pourquoi pas ? Tester est un acte de foi ou d’amour ; on ne peut donner plus que l’on n’a.

— Dans sa description, ton Smith ne t’a-t-il pas dit qu’elle était assez élégante ?

— Si.

— Ce qui ne correspond pas à l’idée de masure !

— J’ai connu des femmes pauvres qui mettaient toutes leurs piastres dans les chiffons.

— Tu comptes faire quelque chose, grand ?

— Que veux-tu que je fasse ?

Il se remet à tirer sur sa gueuse de fonte. De la sueur transforme sa frite en statue d’ébène. Il est superbe, mon Noirpiot !

— Tu ne te plumes pas trop dans ta clinique, All Black ?

— Ma tribu vient me voir tous les jours. J’ai même réussi à planter un nouveau locataire à Ramadé qui était en pleine ovulation.

— Et la France paiera les allocs, soupiré-je ; tu cherches à prouver quoi avec ta horde de négrillons ?

— Ce que Mathias cherche à prouver avec sa horde de rouquins, riposte mon ami.

— L’instinct de reproduction est la plus grande plaie du monde, annoncé-je, pénétré.

Je le quitte en lui souhaitant « bonne continuation ».

* * *

Le printemps est précoce, cette année. Les pelouses de la clinique sont piquetées de perce-neige. Tandis que je m’attarde à admirer ces humbles et pâles fleurettes, une main tremblante se pose sur mon avant-bras. Pinuche ! Grandiose dans un manteau d’astrakan (la fourrure est à l’intérieur), coiffé d’une toque fabriquée avec les « tombées » de la pelisse et qui lui donne l’air d’un vieux boyard épargné par les tribulations révolutionnaires de la sainte Russie.

Son sourire aux dents jaunes me marque de la tendresse.

— Comment se porte Othello ? me demande-t-il en désignant le bâtiment géométrique.

— Il pédale et fait des gosses, résumé-je.

Je prends congé de Baderne-Baderne pour rendre visite à un immeuble sis dans le quartier de Vaugirard. Celui qu’habitait Martine Fouzitout au temps de sa licence et que Lise, ma secrétaire, a retrouvé, grâce aux archives de la fac.

Maison de quatre étages, de bonne apparence. Architecture des années 30 : pierres de taille dans le bas, balcons dans le haut. Porte cochère plus épaisse que celle d’un château féodal.

Je passe le porche et m’arrête devant la loge de la gardienne pour prendre connaissance du tableau des locataires. Pas de Fouzitout dans le secteur.

— Vous cherchez quelqu’un ? s’informe une forte dame munie d’une choucroute dont le jus dégouline à travers les mailles de son filet à provisions.

On en voit de moins en moins (pas des choucroutes, des filets).

La grosse arrivante a un trousseau de clés à la main et ouvre déjà la porte de la loge.

— Fouzitout, dis-je.

Mon interlocutrice lève les yeux vers la lanterne de fer forgé aux vitres jaunes, pendue au plafond.

— Ça remonte à Jérusalem ! s’exclame-t-elle.

— Vous avez connu ça ?

— De justesse. La mère est morte l’année où j’ai pris mon service ici.

— C’est-à-dire ?

La choucrouteuse compte sur ses doigts, ce qui lui complique la tâche car ils sont insuffisants à assurer le calcul. Abandonnant son boulier à phalanges, elle s’exclame :

— Oh ! oui, c’était l’année où Mitterrand a pris le pouvoir.

J’aimerais rectifier l’impropriété de l’expression qui sous-entend qu’un dictateur gouverne notre pays, mais je préfère laisser quimper. On ne donne pas de leçons de français à quelqu’un dont on espère des renseignements.

— Quatre-vingt-un ? concrétisé-je.

— Positivement !

Enfin quelqu’un qui use des adverbes !

— Elle vivait seule ?

— Complètement. Veuve ! Son mari s’était suicidé quelques années plus tôt et sa fille les avait quittés pour aller vivre aux Etats-Unis d’Amérique. La pauvre femme est morte de chagrin ; elle ne mangeait pratiquement plus : café au lait, matin et soir ! Elle ne quittait plus son lit sur la fin et c’est moi qui m’occupais d’elle.

« Je lui conseillais d’entrer à l’hôpital, mais elle refusait. Un matin, je l’ai trouvée inanimée, j’ai prévenu le S.A.M.U. et on l’a embarquée, mais elle est morte le surlendemain. J’ai pas pu aller à son enterrement parce qu’à l’époque j’avais des règles si douloureuses que je pouvais pas sortir. Paraît qu’il y a eu personne à ses funérailles ; juste les gars des pompes et le curé. »

— L’essentiel, en somme ? conclus-je.

— Pratiquement !

— Pendant les quelques semaines où vous l’avez connue, elle vous a parlé de sa fille ?

— Jamais ! Un jour, il est arrivé une lettre de l’administration au nom de Martine Fouzitout. La vieille m’a dit de la renvoyer avec la mention « inconnue », et elle a ajouté que sa fille n’existait plus depuis presque dix ans. Elle avait une figure si tragique que je n’ai pas posé de questions.

— Et de son époux, elle vous en a parlé ?

— Juste pour me dire qu’il était mort parce qu’il possédait trop d’honneur. M’est avis que leur fille a dû faire des conneries « là-bas » et qu’ils l’ont su.

Triste histoire ! Elle m’assombrit l’âme. Ce genre de récit sur la misère des hommes me plombe le cœur et je me sens en navrance existentielle.

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2

Ah ! ces verbes du troisième groupe, quelle chiasse !