Elle se tait soudain et murmure :
— Mais vous pleurez, milord ?
Ben oui, je pleure, où est le mal ? Que veux-tu, je revois le môme avec sa gueule d’ange tuméfiée par les coups paternels. Le revois cramponné au volant de sa dépanneuse. Ah ! la merveilleuse rencontre ! Tous ces sublimes vauriens sont mes enfants, les enfants que je n’aurai probablement jamais, à force de surniquer en pure perte. Je les enveloppe d’une immense tendresse, comme d’un manteau de saint Martin.
Que Dieu te garde ! Qu’Il te guide, gentil gredin, téméraire jusqu’à l’inconscience.
— Vous pleurez à cause de lui ? demande Molly, radoucie.
— C’est un petit d’homme, balbutié-je ; ne lui faites pas de mal, Molly. Donnez-lui sa chance. Je vous dédommagerai comme je pourrai à propos de vos bijoux.
Elle soulève sa chemise de nuit, coule sa main entre des boisseaux de cellulite pour gratter son cul du matin.
— Dans le fond, dit-elle, vous êtes un dur au cœur sensible !
— Dans le fond, je pense que oui, conviens-je.
Après le breakfast ultra-copieux et donc très béruréen de conception (Alexandre-Benoît bouffe seize saucisses frites et huit œufs au bacon, le tout noyé dans un cabernet Hanzell de Sonoma Valley, California), nous prenons congé.
Le vol de ses bijoux et la mise à mal de sa voiture neuve ayant quelque peu fait baisser notre cote auprès d’elle, elle n’insiste pas trop pour nous garder davantage, la Grosse. J’envoie Pinuche, le plus anonyme de notre groupe, louer une voiture chez Avis ; mais il revient au volant d’une Pontiac de dix mètres cubes achetée à un marché de l’occase. La tire doit avoir sa majorité révolue. Elle est d’un bleu tirant sur le vert scarabée, et ses chromes agressifs la transforment en « orgue-lance-missiles ».
Bientôt nous roulons à la vitesse requise sur une autoroute américaine, laquelle (vitesse) se situe entre celle du vieux corbillard à cheval et celle de la voiture balai du Tour de France dans l’Aubisque.
T’avouerais-je, Nadèje, que c’est avec une joie sans mélange (elle se suffit à elle-même) que nous réintégrons la demeure d’Harold J.B. Chesterton-Levy.
En l’absence du producteur, Bruce, le majordome, nous redistribue nos chambres. Je tube à Gloria Hollywood Pictures pour prévenir de notre retour. C’est Angela, la belle, qui me répond.
— Votre voyage à Morbac City a-t-il répondu à votre attente ? s’inquiète la merveilleuse.
— Moins que je ne l’espérais, Angela chérie.
— Vous me raconterez ?
— Tout, sitôt que j’aurai un peu calmé l’inextinguible soif que j’ai de vous.
Elle rit.
— Ce sera d’ici une heure car le Big Boss est à Moscou pour tenter de faire main basse sur le marché russe.
— Il a eu le bon goût de ne pas vous emmener ?
— Il a trop besoin que je garde la caisse du magasin !
Elle se radine dans le délai fixé, superbe à faire éclater les rétines d’un non-voyant, dans son chemisier vert et son tailleur pain brûlé. J’ignore si l’émeraude qu’elle porte au cou provient du rayon bimbeloterie du supermarché, mais si elle est vraie, elle ne lui a pas été offerte par le veilleur de nuit de son parking habituel. Un caillou de cette eau et de cette dimension assurerait le séjour au Waldorf Astoria d’un prince arabe avec ses cinquante-deux légitimes, voyage compris !
Nos retrouvailles sont si ardentes qu’elles nous renseignent sur notre mutuel désir, comme l’a écrit avec force la célèbre romancière glandulaire Max du Vieux-Zig dans son traité sur la dégénérescence des fantasmes. Une folie charnelle, pareille à celle dont parle Antoine Waechter dans sa conférence sur l’échec des implants chez les individus ne possédant pas de poils au cul.
On atteint à un tel degré de rut, qu’on ne se déshabille pas : on fait des brèches avec les dents, là où c’est rigoureusement nécessaire, pour livrer le passage, que tant pis pour nos toilettes ; faut avoir les moyens de ses embrasements sexuels. Le mec qui plie soigneusement son calbute sur le dossier d’une chaise avant de grimper sa partenaire, n’a que des coïts de sous-traitant. Dans le moins épique des cas, les fringues ça s’éparpille, et dans le meilleur, ça se déchire !
Ayant omis de chronométrer l’action, je ne saurais te dire sa durée, et d’ailleurs tu t’en branles. Sache simplement qu’à trois reprises je remets mon ouvrage sur le métier et que nous fumons comme des geysers islandais à la fin de la troisième reprise.
Délivrés des tourments de la chair, nous faisons ce que font tous les couples qui viennent de baiser, quand ils ne rentrent pas retrouver leurs conjoints : nous parlons. Je narre le plus gros de nos péripéties de Morbac City, en passant toutefois les cadavres sous silence afin de ne pas perturber une fille aussi merveilleusement bien disposée à mon endroit (également à mon envers puisqu’elle a tendance à te carrer le médius dans le couloir à lentilles, mais que ça reste entre nous). Par contre, je dis la mort accidentelle de Mme Marty, en précisant qu’elle a eu cette aventure galante avec le Marquis et non avec moi, ce par courtoisie, car personne n’est davantage minable que ces types qui se glorifient d’autres conquêtes auprès de la femme qu’ils viennent de calcer. De nos jours, l’élégance et le savoir-vivre se sont perdus et ne restent plus l’apanage que de quelques vieux nobles abrutis ou de quelques vieux truands plus abrutis encore.
— Auriez-vous encore un peu de temps à m’accorder, douce Angela ? fais-je en lui titillant le lobe de ma langue diabolique.
— Oh ! Chéri, vous voulez encore ? Déjà ?
Compte tenu de ce que je viens de livrer, je m’empresse de la détromper. Ce que j’attends d’elle, c’est qu’elle aille avec moi jusqu’à Connection Boulevard pour enquêter sur un certain Witley Stiburne.
Ça lui plaît. Les femmes comme elle adorent jouer au détective.
Moi je l’attends sur un toit d’immeuble servant de parking. La vue, de là, est magnifique. En face de moi, la colline de tous les rêves sur laquelle est tracé, en gigantesques caractères blancs, le mot « HOLLYWOOD » dont je t’ai déjà parlé. La ville verte s’étale à l’infini dans un entrelacs de boulevards et d’avenues. Des frondaisons, des milliers de villas qui rivalisent d’audace et de luxe clinquant. Et puis les voitures, seule animation des voies de circulation. Pas de piétons. Ville robotisée. Le vrai luxe, en fait, est végétal. Pourquoi les plantes des terres désolées, telles que le palmier ou le cactus, font-elles si riches quand elles sont ornementales ?
J’avise une cabine téléphonique sur le parking de ce trentième étage. Je rassemble mes nickels et vais téléphoner à Washington. Cette fois je n’obtiens pas l’ambassadeur, qui est à Paris pour quelques jours, mais son principal adjoint, un nommé Lionel Josmiche. Et voilà qu’en m’entendant, il s’exclame :
— Salut, cousin !
Ma stupeur l’incite aux justifications. Et voilà quoi : il a épousé la fille d’une cousine de maman. Un faire-part nous est probablement parvenu en son temps, mais je devais être en déplacement, ou alors je m’en foutais tellement que je l’ai oublié. Mais tu te rends compte comme le monde est petit ? Oui, je me rends compte ! On bavarde de ceci-cela, sa belle-mère, la cousine Mathilde a été opérée d’un cancer de l’intestin et a un anus artificiel, mais elle se démerde avec (si j’ose dire) ; à part ça, tout va bien : deux gosses, le choix du roi, garçon, fille. Rien qu’avec ses deux petites couilles d’attaché d’embrassade, c’est pas mal, non ? Il est content, Lionel. Vie de château quand il est en poste ; pour les vacances, il retrouve son F 4 d’Antony et ses gosses rouscaillent de ne plus avoir quatorze larbins noirs à leur service ; mais, Dieu merci, les vacances passent vite.