« Un certain temps s’écoule, et Witold qui a du pif, sent que son règne se fissure. Il tente de faire le ménage en sacrifiant ses détracteurs les plus fervents, mais le ver est dans le fruit. Une nuit, vers trois heures du matin, alors qu’il roupille (d’un sommeil agité, je présume) dans son appartement de la Cinquième Avenue dont les fenêtres donnent sur Central Park, un ami qui lui reste fidèle l’informe qu’une expédition punitive est en route et se présentera à son domicile avant l’aube pour le liquider. Il est convaincant, sans doute fournit-il des preuves de ce qu’il avance. Witold sait que sa vie ne tient plus qu’à un fil. Il doit fuir immédiatement, disparaître à tout jamais sans laisser de trace.
« Ce qu’il y a de terrible c’est qu’il n’a pour viatique immédiat que le fric qui se trouve dans son coffre de l’appartement. Une misère, comparée à son immense fortune, hélas placée dans les banques et des affaires en tout genre. L’or amassé dans des chambres fortes bien gardées ne lui servira de rien car, s’il cherche à le récupérer, il est mort. Toutes ses anciennes troupes vont se mettre en chasse pour le retrouver et l’abattre. Comme il a du génie, il réalise que le seul capital dont il dispose encore et qui pourra générer peut-être des intérêts un jour, ce sont ses dossiers dont il ne se sépare jamais. Avec quelques milliers de dollars en espèces, il les emporte dans la voiture du gardien de l’immeuble. La fuite ! Drôle d’itinéraire !
« Ce qu’il a été ? Nous l’ignorons, et ne le saurons jamais. Par contre, nous connaissons son point de chute : une bourgade perdue à l’orée d’un désert : Morbac City. Avant d’y débarquer, il s’est composé une nouvelle gueule et, mieux encore, une silhouette insolite. Il devient un vieil original suisse, travesti en cow-boy miteux. Il achète les ruines d’un ranch et y aménage sa tanière de fuyard. Quelque chose me dit qu’il se fait à cette vie comme il arrive à certains prisonniers de s’attacher à leur existence carcérale. C’est là une grande loi d’équilibre, loi de nature fondée sur la légitime défense. L’être se doit de survivre, même dans les pires conditions. Se faire oublier !
« Chaque jour passé est pour Slaza une victoire. La pugnacité de la vengeance faiblit souvent avec le temps. Ses anciens amis doivent se livrer une guerre de succession sans merci qui, lentement, le fait passer à l’arrière-plan. Il a compris que s’il tient bon, s’il ne cherche pas à récupérer une partie de son ex-fortune, bref “s’il fait le mort”, il sera sauvé.
« Du temps s’écoule. A Morbac City il passe pour un ermite hurluberlu. On l’a baptisé “le cow-boy suisse” ; il ignore tout le monde et tout le monde lui fout la paix ! Du moment qu’il ne dérange personne…
« Après plusieurs mois de cette vie terrée (c’est moi qui estime la durée à vue de nez), il veut prendre un surcroît de précautions, se disant que s’il conserve dans son terrier les dossiers dont il s’est prémuni, un visiteur curieux risquerait de mettre la main dessus pendant qu’il va s’approvisionner à la ville. Et puis peut-être que le démon de la chair… Bref, un jour, il part pour Venice au volant de sa vieille Jeep passe-partout.
« Peut-être que ses ressources commencent à se tarir ? Je suppose, je suppose, vous dis-je ! Notre cow-boy suisse va rendre visite à Martine Fouzitout. En admettant que les gars du Syndicat l’aient placée sous surveillance au début, celle-ci, depuis le temps, a été abandonnée. D’ailleurs, Martine n’a pas occupé une telle place dans sa vie, elle n’aura été qu’une passade aux yeux des quelques personnes qui se trouvaient dans son entourage au moment de leurs amours.
« A-t-elle été ravie de revoir cet homme vieillissant, traqué et marginalisé ? Qui saurait le dire. Néanmoins, c’est une femme bien, en cela qu’elle a la reconnaissance du ventre et du bas-ventre. Elle accepte de planquer chez elle les dossiers de Witold Slaza. On fait aménager le placard secret et fouette cocher, le vieux repart dans son désert quelque peu rassuré. »
Ce discours nous a menés jusqu’à la fin des asperges et de la première quille de Bouzy. Je reprends souffle. Rien de plus exténuant que de jacter sans marquer de temps mort.
Horace pétrit une grosse boulette de mie de pain pour la transformer en pâte à modeler. Un reliquat de l’enfance. Il entreprend, quand elle est à point, d’en faire un petit cochon ; mais, les pattes et la queue du goret foirent. Fini, le porc ! Aplati, il devient tortue, laquelle, une fois étirée, évoque un crocodile d’assez bonne facture.
Le carré d’agneau se pointe. Pas carré, mais rectangulaire. Le maître d’hôtel tranche des côtelettes roses et fondantes. Ensuite il répartit les flageolets, à la fois petits et dodus.
— Bon appétit, messieurs, il nous ruyblasse.
On bouffe. Un silence au cours duquel mes deux convives s’imprègnent de mon récit.
C’est le cousin Jasmiche qui engrène le coup :
— Et après, cher Antoine ?
McGuiness a oublié de bouquiner un guide des bonnes manières car il mange la bouche pleine, en produisant un bruit de mastication pareil à celui que faisaient les braves vieilles pompes à merde de nos parents.
— Après ? reprends-je. « Après », je dois vous avertir que c’est le produit de mon imagination. L’« après », je l’ai confectionné à la main, donc c’est un « après » très artisanal. Cela dit, je le juge fort convenable.
Rire un chouia forcé de Lionel. Une relevée de sourcils d’Horace qui apprécie autant l’humour qu’une coquille d’oursin dans son slip kangourou.
— Witold Slaza et Martine Fouzitout vont mettre au point des relations sporadiques. Ils se verront à Morbac City le premier vendredi du mois. Cet accord pris, ils n’ont pas besoin de correspondre, ce qui préserve la sécurité du cow-boy suisse. Pourquoi ce rendez-vous mensuel ? Je pense que le vieux forban n’a plus de revenus. Alors c’est la chère Martine qui l’a pris en charge, en signe de gratitude, pour lui revaloir ses largesses d’antan, quand il l’a mise dans ses meubles. Et pourquoi pas l’amour, aussi, après tout ? Ce sont maintenant deux êtres seuls. Les motivations d’un individu sont secrètes, au point de lui rester mystérieuses à lui aussi.
« Le pognon ! Arrêtons-nous sur la question. La môme en gagne à profusion. Ne s’achète-t-elle pas, la gentille esthète, des dessins de peintres célèbres ? Alors ? Ses charmes ? Ils sont inexistants ! En tout cas si modestes qu’on envisage mal qu’un homme la couvre d’or.
« Non, la vaillante petite Française, mes chers amis, a trouvé bien mieux qu’un pigeon : un filon ! Je ne vous fais pas l’injure de penser que vous ne l’avez pas déjà en tête ! »
— Les dossiers ? demande le gendre de cette pauvre cousine Mathilde.
— Gagné, cousin ! Tu continues ?
— Je préfère t’écouter, Antoine.
— Alors ouvre grand tes perchoirs à libellules, Lionel. La madrée petite Fouzitout se met à phosphorer après avoir lu les dossiers, le soir à la chandelle, assise auprès du feu au lieu de dévider et de filer, en bonne descendante de Ronsard qu’elle était ! Elle pige que, tout comme l’Ovomaltine suisse, c’est de la dynamite. Il y a là-dedans de quoi compromettre quelques-unes des personnalités les plus en vue des States ; sans parler des parrains de la Mafia, des grands industriels, des fripouilles les plus apparemment intangibles.
« Seule, elle n’est pas de taille pour entreprendre la grande croisade du racket ; il lui faut un partenaire qui fasse le poids. Alors elle se décide pour un gars du F.B.I. qui fut son amant d’une semaine et qui lui a laissé un bon souvenir. Sans doute, à travers leurs échanges de vues, a-t-elle pressenti que c’était un corruptible. Excusez-moi, Horace, il en est partout et plus particulièrement dans les hautes sphères de la société. »