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Je suis seul de mon côté, car j’ai franchement besoin d’en concasser après tout ce circus. Je ne supporterais aucune converse de mes amis, pas même celle du docte Félix, lequel d’ailleurs se consacre au Marquis.

Béru donne un récital de pets des grands soirs ; s’y mêlent de puissants rots, en contrepoints.

Pinaud dort, sa cigarette sur sa braguette qui grésille. Le Gros éteint icelle d’un coup de poing qui achève la destruction de l’appareil reproducteur de César. Cris et suçotements ! Puis la bouffe calmatrice. Le vin soporifique. Tout bien. Demain je reverrai Paris, maman. Ça me fait penser à la chanson de l’immortel Trenet.

Je croyais dormir, mais ça n’est pas du pur sommeil, plutôt un brouet de pionce. Y a des comas dans mon ciboulot, des hiatus. Puis des pensées réminiscentes. J’ai plein de flashes, sans ordre logique. Des images qui m’arrivent, m’éblouissent, s’anéantissent. Je revois la pauvre Ivy que je niquais en levrette, je revois le père Machicoule dans son église, la fléchette dans l’œil du tueur, la balle tirée dans les burnes du Mexicano.

Pendant une période de dormaison, Alexandre-Benoît me secoue l’épaule par-dessus son dossier.

— Grand ! appelle-t-il. Hé ! grand, t’sais ce dont j’m’aperçoive ?

Non, le grand ne sait pas. Alors il le lui dit :

— On a oublié la Cathy à la raie au porc.

— Quoi ?

— D’puis c’morninge, l’avait la courante, biscotte l’chang’ment d’nourritio. Au moment qu’on va embarquer la v’là qu’est prise d’un b’soin et qui drope aux chiches. Moi, en pleine discussion, j’l’oublille, qu’est-ce veux-tu.

Je médite. Ce qui m’étonne, c’est que notre avion ait décollé sans qu’on ait procédé à l’appel de la passagère manquante. Voilà qui est contraire à tous les règlements aériens internationaux, car enfin, elle aurait pu enregistrer un bagage piégé et s’esbigner. En pareil cas on ressort tous les colibards des soutes et on les fait identifier par les passagers.

Ça y est : j’ai pigé. Une astuce d’Horace McGuiness, tu veux parier ? Il a tenu à conserver quelqu’un de notre groupe et, profitant de ce que mémé allait aux cagoinsses, il l’a fait intercepter par ses hommes et à prévenu la compagnie pour qu’on décarre sans elle. Juste pour me faire chier, si ça se trouve. Me prouver que mes fameuses précautions ne l’empêchent pas de me la mettre.

— Baste, dis-je au Gros, oublie-la, ce n’était qu’une pauvre vieillarde, qu’en aurais-tu fait, à la longue ?

Il admet, feule, abaisse son dossier et roupille.

Moi idem. Solidement, cette fois.

Au lieu d’évocations, c’est des rêves qui me piétinent le subconscient. Je rêve que je suis au ranch du cow-boy suisse. Le ranch après qu’il ait été brûlé. Je porte une combinaison d’amiante et j’explore les décombres qui fument encore. Et voilà que je découvre le cadavre du vieux Witold Slaza. Miraculeusement, il n’a pas brûlé. Au contraire, il lui a poussé des poils partout, tu croirais la photo d’un homme préhistorique. La Guerre du feu ! Tu mords ?

Ensuite, ce sont d’autres animations qui me hantent, je les oublie au fur et à mesure qu’elles naissent.

On passe un film dans l’avion, mais je n’ai pas pris les écouteurs. On voit assez de conneries sur terre, pas la peine de s’en infliger quand on vadrouille au-dessus des nuages océaniques.

Je me sens bien. En arrivant au bureau, je prendrai une douche ; il y a un chouette équipement dans mon bureau, c’est Achille qui l’avait conçu. Tiens, que devient-il, le Chauve ? Que fait-il de sa retraite ? S’emmerde-t-il ou passe-t-il du bon temps avec des bougresses lécheuses ? Vieux, c’est des portes qui se verrouillent. Des plaisirs qui s’anéantissent. Des désirs qui ferment leur gueule. Vieux, c’est un jour de moins chaque soir.

Voilà que je suis réveillé. Le film est fini depuis longtemps. L’éclairage de nuit met du ouaté dans l’avion. Les hôtesses commencent à être fatiguées, on dirait qu’elles ont toutes leurs règles en même temps. T’en aperçois une, fantomatique, qui circule en tenant un verre d’eau sur un petit plateau, pour les cachets d’un voyageur insomniaque.

L’avion tourne doux. Le grand frisson des réacteurs est une glissade vers l’infini. Le vieil Einstein dort en émettant un ronflement spasmodique. Tout baigne. Je ressens une étrange griserie, et pourtant je n’ai bu que deux vodkas en bouffant le caviar. Quand à table, j’écluse ma Moscowskaïa d’élection, je ne prends aucun pinard ensuite. Alors ? D’où me vient cette euphorie capiteuse ? C’est parce que j’ai réussi mon enquête ? Le contentement qui m’habite est presque voluptueux. Comme si j’atteignais à une perfection, à quelque chose d’absolument rond, de parfaitement bouclé ; et ce avec la complicité du destin.

D’où me vient-ce, dis ? Aide un peu ton pote Sana à voir clair en lui. Le bonheur est presque aussi tarabustant que l’insatisfaction.

Un ronflement plus marqué du pépère me ramène à lui. Il finit par m’hypnotiser car la nuit, cette nuit qui est une trajectoire entre deux continents, est plus fantasmagorique que les autres. Ma gamberge mousse, mousse comme du shampooing de bain sous le robinet d’eau chaude.

Et brusquement, voilà que je me meus. L’ordre n’est pas venu de ce qu’abrite mon cortex, mais de mon instinct. Je franchis l’allée et prends place au côté du vieil Einstein. Il s’éveille en sursaut.

— Ne vous dérangez pas, fais-je, c’est juste pour vous signaler qu’en dormant vous avez déplacé votre perruque.

Il demeure immobile, le seul mouvement qui l’agite, c’est celui de sa respiration saccadée.

— Et aussi, pour savourer avec vous la loi implacable des hasards. Combien aura-t-il fallu de circonstances obscures pour qu’en fin de compte nous nous retrouvions à bord de ce vol en même temps ? Quel fabuleux cheminement de nos deux destins, Witold Slaza ! Moi qui rentre, vous qui fuyez, côte à côte sur ces sièges de premières ! Si un jour je racontais la chose, personne ne me croirait. Tant mieux, n’est-ce pas ? Les plus belles histoires sont celles auxquelles on ne croit pas !

« Vous savez que, confusément, je vous SENTAIS vivant. Après que vous m’ayez arnaqué en m’abandonnant sur la route poudreuse, je suis retourné à votre ranch en feu. J’y ai trouvé votre vieille Jeep, par contre, j’ai lu sur le sol les empreintes d’une troisième voiture. Chose étrange, elles étaient à sens unique, c’est-à-dire qu’elles partaient du ranch sans y être venues. Il n’existait qu’un jeu d’empreintes. Conclusion, l’auto se trouvait là, dissimulée dans les ruines, prête pour une fuite. Et c’est elle que vous êtes venu chercher. Vous avez déterré l’un de nos deux corps fraîchement inhumés, l’avez flanqué dans votre lit et avez mis le feu à la baraque arrosée d’essence. Il ne vous restait plus qu’à filer en abandonnant la Jeep. Cette fois, ç’a été le grand départ, le vrai ! Vous étiez mort ! Vous alliez pouvoir faire peau neuve !

« Peau neuve, à votre âge ! Quel battant vous êtes, vieux forban ! Voulez-vous que je vous dise ? Bravo ! J’aime les types de votre trempe ; ceux qui tiennent leur garde haute jusqu’au bout ! Vous savez ce que je vais faire, Witold ? Retourner m’asseoir à ma place et vous oublier. Je ne veux rien connaître de vos projets, encore moins de votre itinéraire. A compter de tout de suite, nos routes se séparent définitivement et je vous souhaite bonne chance ! Mais pour l’amour du ciel, allez aux chiottes recoller votre putain de perruque de merde, sinon vous allez ressembler à un clown ! »

Pinaud, réveillé, me demande quand je regagne ma place :

— Tu connais ce voyageur ?

— Absolument pas. C’est un vieillard podagre qui m’a demandé de déboutonner son pantalon : il va aux tartisses.