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LÉON

Imprudent, moi ?

MADAME DE RONCHARD, tapant sur la table à droite

Oui. Ce mariage, c’est toi qui l’as fait.

LÉON, même jeu, à gauche de la table

Certes ! Et j’ai eu raison ! Je ne me lasserai jamais de le dire.

MADAME DE RONCHARD, même jeu

Et moi je ne me lasserai jamais de répéter que ce n’est pas un garçon comme celui-là qu’il fallait à Gilberte !

LÉON, même jeu

Qu’est-ce qu’il fallait donc alors à Gilberte ?

MADAME DE RONCHARD

Un homme en place, un fonctionnaire, un médecin, un ingénieur.

LÉON

Comme au théâtre.

MADAME DE RONCHARD

Il y en a aussi dans la vie ! Mais surtout pas un beau garçon.

LÉON

C’est ça que vous reprochez à Jean ? Mais c’est une énormité, ma tante, qu’on répète trop souvent dans le monde. Un homme n’a pas besoin d’être beau. S’ensuit-il qu’il doive être laid ?

MADAME DE RONCHARD, s’asseyant sut le tabouret devant la table

Mon mari était beau, lui, superbe même, un vrai cent-garde ! Et je sais ce que ça m’a coûté.

LÉON

Ça lui aurait peut-être coûté plus cher, à lui, s’il avait été laid. (Interrompant Mme de Ronchard qui va s’emporter.) D’ailleurs, Jean n’est pas beau, il est bien. Il n’est pas fat, il est simple. Il a de plus un talent qui grandit tous les jours. Il sera certainement de l’Institut. Ça vous fera plaisir, ça, qu’il soit de l’Institut ? Ça vaudra bien votre ingénieur. Et puis, toutes les femmes le trouvent charmant, excepté vous.

MADAME DE RONCHARD

C’est justement ce que je lui reproche. Il est trop bien. Il a déjà fait le portrait d’un tas de femmes. Il continuera. Elles resteront des heures seules avec lui, dans son atelier... Et nous savons ce qui s’y passe, dans les ateliers !

LÉON

Vous y avez été, ma tante ?

MADAME DE RONCHARD, offusquée

Oh ! (Se reprenant.) Ah ! si une fois, chez Horace Vernet.

LÉON

Un peintre de batailles !

MADAME DE RONCHARD

Enfin, je dis que tous ces artistes-là, ce n’est pas fait pour entrer dans une famille de magistrats comme la nôtre. Ça y amène des catastrophes. Est-il possible d’être un bon mari dans des conditions pareilles, avec un tas de femmes autour de soi qui passent leur temps à se déshabiller, à se rhabiller ? Les clientes, les modèles... (Avec intention.) Les modèles surtout (Elle se lève, Léon se tait.) J’ai dit les modèles, Léon.

LÉON

J’entends bien, ma tante. C’est une allusion fine et délicate que vous faites à l’histoire de Jean. Eh bien ! quoi ! Il a eu pour maîtresse un de ses modèles, il l’a aimée, très sincèrement aimée pendant trois ans...

MADAME DE RONCHARD

Est-ce qu’on aime ces femmes-là !

LÉON

Toutes les femmes peuvent être aimées, ma tante, et celle-là méritait de l’être plus que bien d’autres.

MADAME DE RONCHARD

Beau mérite, pour un modèle, d’être jolie. Ça rentre dans le métier, ça !

LÉON

Métier ou non, c’est tout de même joli d’être jolie. Mais elle était mieux que jolie, celle-là, elle était d’une nature exceptionnellement tendre, bonne, dévouée...

MADAME DE RONCHARD

Il ne fallait pas qu’il la quitte, alors !

LÉON

Comment ! C’est vous qui me dites ça ? Vous qui tenez tant à l’opinion du monde ? (Se croisant les bras.) Seriez-vous pour l’union libre, ma tante ?

MADAME DE RONCHARD

Quelle horreur !

LÉON, sérieux

Non ! la vérité, c’est qu’il est arrivé à Jean ce qui est arrivé à bien d’autres avant lui, d’ailleurs. Une fillette de dix-neuf ans, rencontrée, aimée... un collage... (se reprenant) des relations intimes s’établissant peu à peu et durant pendant une, deux, trois années ; la durée du bail au gré des locataires. Puis, à ce moment-là, rupture tantôt violente, tantôt douce, rarement à l’amiable. Et puis l’un à droite, l’autre à gauche... Enfin l’éternelle aventure banale à force d’être vraie. Mais ce qui distingue celle de Jean, c’est le caractère vraiment admirable de la femme.

MADAME DE RONCHARD

Oh ! oh ! admirable ? Mademoiselle... (S’interrompant.) Au fait, comment l’appelez-vous, cette fille ? J’ai oublié, moi. Mlle Mus... Mus...

LÉON

Musotte, ma tante... La petite Musotte...

MADAME DE RONCHARD

Musette ?... Peuh ! c’est bien vieux jeu, ça ! Le quartier Latin, la vie de bohème... (Avec mépris.) Musette !

LÉON

Mais non, pas Musette, Musotte, avec un O... Musotte à cause de son gentil petit museau... Vous comprenez ? Musotte ! ça dit tout !

MADAME DE RONCHARD, avec mépris

Oui... la Musotte fin de siècle, c’est encore pire... Mais, enfin, Musotte, ce n’est pas un nom, ça !

LÉON

Aussi n’est-ce qu’un surnom, ma tante, son surnom de modèle... son vrai nom est Henriette Lévêque.

MADAME DE RONCHARD, offusquée

Lévêque ?...

LÉON

Eh bien ! oui, Lévêque ! qu’est-ce que vous voulez, c’est comme ça, je n’y suis pour rien. Or Henriette Lévêque, ou Musotte si vous préférez, non seulement pendant toute cette liaison a été fidèle à Jean, l’adorant, l’entourant d’un dévouement, d’une tendresse toujours en éveil, mais à l’heure de la rupture, elle a fait preuve d’une force d’âme ! Elle a tout accepté sans reproches, sans récriminations... elle a compris, la pauvre petite, que c’était fini, bien fini... Avec son instinct de femme, elle a senti combien l’amour de Jean pour ma sœur était réel et profond. Elle s’est inclinée, elle a disparu, acceptant non sans résistance la position indépendante que lui créait Jean. Et elle a bien fait d’accepter, car elle se serait tuée plutôt que de devenir une...

s’arrêtant, respectueusement à sa tante

une courtisane ! Ça, j’en suis sûr !

MADAME DE RONCHARD

Et depuis, Jean ne l’a pas revue ?

LÉON

Pas une fois. Et voilà de cela huit mois à peu près. Comme il désirait avoir de ses nouvelles, il me chargea d’en prendre. Je ne la trouvai pas. Et je ne pus rien savoir d’elle, tant elle avait mis d’adresse à cette fuite généreuse et noble. (Changeant de ton.) Mais je ne sais pas pourquoi je vous répète tout ça... Vous le savez aussi bien que moi, je vous l’ai déjà dit vingt fois.