C’est toi qui m’as donné l’amour de ta sœur. Tâche encore une fois de me le conserver !
Il sort vivement par la droite.
MARTINEL ; LÉON.
MARTINEL, assis à droite
Qu’est-ce que nous allons faire maintenant ? Qu’est-ce que nous allons dire ? Quelles explications allons-nous donner ?
LÉON
Laissez-moi annoncer ça ; c’est bien juste que ce soit moi, puisque j’ai fait le mariage !
MARTINEL, se levant
N’importe. J’aimerais mieux être plus vieux de vingt-quatre heures. Ah ! non, je n’apprécie pas les drames de l’amour. Et puis cette question d’enfant est épouvantable. Que va-t-il devenir, ce mioche-là ? On ne peut pourtant pas le mettre aux Enfants-Trouvés ! (Apercevant Gilberte.) Gilberte !
LES MEMES ; GILBERTE, arrivant par la gauche. Elle a quitté sa robe de mariée et a revêtu une robe élégante. Elle tient un manteau de soirée qu’elle place, en entrant, sur une chaise.
GILBERTE
Où est donc Jean ?
LÉON
Sois sans inquiétude, il va revenir tout à l’heure.
GILBERTE, stupéfaite
Il est sorti ?
LÉON
Oui.
GILBERTE
Il est sorti ! lui ! Ce soir ?
LÉON
Une circonstance, une circonstance grave, l’a forcé à s’absenter une heure !
GILBERTE
Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce que tu me caches ? C’est impossible. Il y a un malheur d’arrivé.
LÉON et MARTINEL
Mais non, mais non !
GILBERTE
Lequel ? Dis, parle.
LÉON
Je ne peux rien dire. Attends une heure, c’est à lui seul qu’il appartient de te révéler la cause imprévue et sacrée qui l’a fait sortir en un pareil moment.
GILBERTE
Quels mots tu emploies !... La cause imprévue et sacrée ? Mais il est orphelin... Il n’a pas d’autres parents que son oncle. Alors, quoi ? qui ? pourquoi ? Dieu ! que j’ai peur !
LÉON
Il y a des devoirs de toute sorte. L’amitié, la pitié, la compassion peuvent en imposer. Je ne dois rien dire de plus. Aie une heure de patience...
GILBERTE, à Martinel
Vous, vous, son oncle, parlez, je vous en supplie ! Que fait-il ? Où est-il allé ? Je sens, oh ! je sens un affreux malheur sur moi, sur nous. Parlez, je vous en supplie !
MARTINEL, les larmes aux yeux
Mais je ne peux pas parler non plus, ma chère enfant ! je ne peux pas. Comme votre frère, j’ai promis de me taire, et j’aurais fait ce que fait Jean. Attendez une heure, rien qu’une heure.
GILBERTE
Vous êtes ému ! Il y a une catastrophe !
MARTINEL
Mais non, mais non ! Je suis ému de vous voir ainsi bouleversée, car je vous aime aussi de tout mon cœur.
Il l’embrasse.
GILBERTE, à son frère
Tu as parlé d’amitié, de pitié, de compassion ?... Mais toutes ces raisons-là, on peut les avouer. Tandis qu’ici, en vous regardant tous les deux, je sens une chose inavouable, un mystère qui me fait peur !
LÉON, résolument
Petite sœur, tu as confiance en moi ?
GILBERTE
Oui. Tu le sais bien.
LÉON
Absolument ?
GILBERTE
Absolument !
LÉON
Je te jure sur mon honneur que j’aurais agi tout à fait comme Jean, et que sa probité’ vis-à-vis de toi, sa probité peut-être exagérée depuis qu’il t’aime, est la seule cause qui lui ait laissé ignorer jusqu’à ce moment le secret qu’il vient d’apprendre.
GILBERTE, regardant son frère dans les yeux
Je te crois, merci. Cependant, je tremble encore, et je tremblerai jusqu’à son retour. Puisque tu me jures que mon mari était ignorant de ce qui l’a fait me quitter en ce moment, je serai résignée, aussi forte que je le pourrai, et j’ai confiance en vous deux.
Elle tend la main aux deux hommes.
LES MÊMES ; MONSIEUR DE PETITPRÉ ; MADAME DE RONCHARD entrant en même temps et vite par le fond.
PETITPRÉ
Qu’est-ce que j’apprends ? M. Jean Martinel vient de partir ?
MARTINEL
Il va revenir, Monsieur.
PELLERIN
Mais comment est-il parti, un soir comme celui-ci, sans un mot d’explication à sa femme ? Car tu ne le savais point, n’est-ce pas ?
GILBERTE, assise à gauche de la table
Mon père, je ne le savais point.
MADAME DE RONCHARD
Et sans un mot d’explication à la famille ? C’est un manque de distinction !
PETITPRÉ, à Martinel
Et quelle est la raison qui l’a fait agir ainsi, Monsieur ?
MARTINEL
Votre fils la sait comme moi, Monsieur ; mais nous ne pouvons la révéler ni l’un ni l’autre. Votre fille, d’ailleurs, consent à l’ignorer jusqu’au retour de son mari.
PETITPRÉ
Ma fille consent... mais je ne consens pas, moi. Car enfin, vous seul avez été prévenu de ce départ...
MADAME DE RONCHARD, frémissante, à Martinel
C’est à vous qu’on a remis la lettre... C’est vous qui l’avez lue le premier.
MARTINEL
Vous êtes déjà bien renseignée, Madame. Il existe une lettre en effet. Mais je ne voulais pas garder la responsabilité de cette affaire, j’ai communiqué la lettre à votre fils, Monsieur, en lui demandant son avis avec l’intention de le suivre.
LÉON
Le conseil que j’ai donné est absolument conforme à ce qu’a fait mon beau-frère, de sa propre impulsion d’ailleurs, et je l’en estime davantage.
PETITPRÉ, allant à Léon
C’est moi qui devais être consulté et non toi. Si l’action est au fond excusable, le manque d’égards est absolu, impardonnable.
MADAME DE RONCHARD
Un scandale !
LÉON, à son père.
Oui, il eût mieux valu te consulter, mais l’urgence ne le permettait pas. Tu aurais discuté, toi ; ma tante aurait discuté, nous aurions tous discuté, toute la nuit ; et en certains cas il ne faut pas perdre les secondes. Le silence était indispensable, jusqu’au retour de Jean. Il ne vous cachera rien, et tu jugeras, je l’espère, comme j’ai jugé moi-même.
MADAME DE RONCHARD, allant à Martinel
Mais cette lettre ? De qui venait-elle, cette lettre ?