Ian Watson
L’enchâssement
I
Chris Sole s’habillait rapidement. Eileen l’avait déjà appelé une première fois. La seconde fois, le facteur venait de passer.
« Il y a une lettre du Brésil ! cria-t-elle du bas de l’escalier. Une lettre de Pierre…»
De Pierre ? Dans quel but écrivait-il ? Il appréhendait d’avoir de ses nouvelles. Depuis la naissance de leur enfant, Eileen était si distante, si indifférente, accaparée par ses problèmes personnels, par Peter et par ses souvenirs. Et, face à cette indifférence, Chris ne se sentait plus de taille à lutter. Disons, pour être franc, qu’il avait baissé les bras. Quel effet aurait donc sur elle la lettre de son ancien amant ? Surtout, qu’elle ne fasse pas trop de vagues, espéra-t-il.
La porte-fenêtre lui résuma le spectacle habituel de champs noirs, des autres maisons du personnel et de l’hôpital qui, à moins d’un kilomètre de là, portait à son sommet l’anxiété matinale dont il était souvent, au détour des collines, la proie. Il y jeta un rapide coup d’œil. Il se réveillait et il allait se rendre à l’hôpital. Pour ces deux raisons, il frissonna.
Dans la cuisine, le petit Peter, âgé de trois ans, faisait de son petit déjeuner un bruyant gâchis en écrasant dans son bol les cornflakes et le lait tandis qu’Eileen parcourait la lettre.
Sole s’assit en face de Peter et se beurra une tranche de pain grillé. Son regard distrait s’arrêta sur le visage de l’enfant. Ces traits pointus n’évoquaient-ils pas l’image de ce Pierre enfant, photographié quelque part en France dans un champ de marguerites ? Le petit garçon avait déjà de Pierre l’expression tendue et le regard brillant, les yeux bruns d’un renard à l’affût.
Quant au visage de Sole, trop régulier, il était d’une fausse distinction. Un miroir à deux faces placé dans l’axe de son nez n’aurait pas donné, comme c’est généralement le cas, deux visages différents, mais le même, simplement dédoublé en deux images jumelles, identiques. Mais le charme de cette régularité s’épuisait vite et, avec les années, il devenait de plus en plus visible qu’une moitié de sa personne imposait le silence à l’autre.
Ses yeux effleurèrent Eileen qui lisait. Elle était légèrement plus grande que lui et ses yeux avaient cette couleur intermédiaire que son dernier passeport disait grise, mais d’un gris qui se faisait aisément passer pour du bleu. L’Afrique avait exalté ce bleu – le bleu des piscines et des vastes étendues de ciel – que le papier pelure de la poste aérienne ravivait pour un instant.
L’Afrique. Les soirées torrides où l’air ne passait pas le seuil de leurs fenêtres aux persiennes ouvertes. La bière qui sortait tiède du réfrigérateur surchargé. Les bâtiments illuminés de l’université sur la colline. La lueur jaune de la ville sur le bord de mer distant d’une vingtaine de kilomètres, distance obscure où s’engluait le battement confus des tambours. Ç’avait été le bon temps – une forme de relations, une façon d’être ensemble – avant que la tristesse et les contradictions ne se mettent de la partie. Avant que Pierre ne passe la frontière du Mozambique libre avec des guérilleros du Frelimo pour étudier les incidences sociologiques de la libération chez les Makondé de l’autre rive de la Ruvuma. Avant que Sole n’ait connaissance du destin confortable qui l’attendait en Angleterre, dans cet établissement hospitalier. Avant cette dernière rencontre embarrassée avec Pierre, quatre ans auparavant, à Paris, lorsque Eileen était partie un soir avec le Français pour revenir le lendemain matin, ayant mesuré la distance qui séparait leurs vies depuis qu’elles avaient suivi des voies divergentes.
« J’ai l’impression qu’il vit avec cette tribu en Amazonie, dit-elle, mais ils sont sur le point d’être submergés par la montée des eaux. Ils essaient de la repousser avec des flèches empoisonnées et en prenant des drogues…
— Je peux lire ? »
Elle ne lui tendit pas immédiatement la lettre, la froissant légèrement dans ses doigts comme pour y laisser une empreinte personnelle, signe de possession, avant de l’abandonner dans un geste inutile de sensualité triste dont Sole savait qu’il ne lui était pas destiné. Il en eut mal.
« Tu veux que je te la lise ? » demanda-t-il.
Il sentait que sa voix dépouillerait ces lignes de toute trace de l’émotion qu’Eileen aurait pu y déceler, réduirait cette lettre à un simple conglomérat de folklore et de politique. Alors pourquoi le faire ? Pour apporter sa contribution physique au dialogue de Pierre et d’Eileen – dialogue auquel il avait été impuissant à se mêler affectivement, bien qu’il ait largement puisé dans les idées du Français ? Pour prouver que seules les idées avaient de l’importance, du poids, face à cette preuve d’amour que tenait Eileen en la personne de Peter ?
« Eileen ?
— Ce n’est pas le moment, je ne peux pas me concentrer. Il est en train d’envoyer promener son lait. Lis-la d’abord, je la finirai ensuite. »
Tout en essuyant la bouche du petit garçon avec une serviette, elle le couvrit d’un regard aigu. Puis, guidant d’une main celle de Peter qui tenait la petite cuillère, elle ramassa, de l’autre, les cornflakes éparpillés pour les rassembler dans sa soucoupe.
Sole arrondit craintivement sa main autour de la lettre, comme un écolier qui ne veut pas qu’on copie sur lui, et lut.
« Vous allez vous demander, Chris et Eileen, pourquoi j’ai choisi de passer sur vous ma colère. Après tout ce temps ! Mais toi, Chris, tu comprendras certainement ce que je veux dire lorsque je prétends qu’un réseau de correspondances étranges relie des époques et des pays différents, des gens, des espaces et des événements qui n’ont rien à voir entre eux (est-ce que ce n’est pas une idée un peu trop mystique pour un marxiste ?) et, cette fois, il s’agit de ce poème surréaliste et insensé de Raymond Roussel dont nous avons si souvent parlé en Afrique. C’est ce texte qui est le lien entre vous et ce que j’ai découvert ici dans une tribu amazonienne.
« Ce peuple est placé devant un choix. Et quel choix : être englouti par la montée des eaux s’il reste chez lui, ou bien goûter aux poisons non moins mortels du bidonville, de la boisson, de la prostitution et des épidémies s’il se montre assez « raisonnable » pour s’écarter du déluge qui a déjà commencé à submerger leur monde. Est-il besoin de préciser que le reste du monde se contrefout de la mort qu’ils choisiront ?
« Rétrospectivement, il me semble qu’en Afrique les problèmes étaient simples, comparés à ceux qui se posent ici au cœur du Brésil. Comme il était facile de se dénicher un rôle à la fois précis et honorable dans le maquis mozambiquais ! Le moindre Makondé savait quels étaient les problèmes politiques et la Politique (avec une majuscule) signifiait quelque chose pour lui…»
Il ne manquait plus que ça, pensa-t-il, envahi par la méfiance que venait d’éveiller en lui le nom de Raymond Roussel. Que Pierre continue donc à vouloir changer le monde. Mais moi, qu’on me laisse tranquille à chercher de quoi est fait, en réalité, le monde, et comment il est perçu par la pensée de l’Homme !
« Mais comment ces Indiens pourraient-ils percevoir la différence qu’il y a entre les autres Caraibas – ce nom de malheur par lequel les Indiens désignent les étrangers, Brésiliens de souche européenne compris – et moi ? Nous sommes tous des intrus, des étrangers. Qu’on soit français, américain, de droite ou de gauche, c’est la même chose : Caraiba.
« Ceux qui s’occupent de Politique, de la Politique du Déluge amazonien, sont en fait tellement loin, gens des villes absorbés par les luttes en milieu urbain, que, quand ils se déplacent en rase campagne pour lutter, on se demande en quoi les Indiens, dans leur forêt, peuvent les concerner ? Comment pourraient-ils l’être avant que ces Indiens ne soient détruits dans leur « indianité », avant qu’ils ne deviennent des civilizados sous-prolétarisés ?