— Tout n’est pas perdu, mon père, puisque nous avons semé le grain. Dieu veillera à ce qu’il germe. Croyez-moi, tous ces Indiens prendront bien vite le chemin de notre camp et demanderont notre aide.
— Le barrage s’en chargera, dit Charlie dans un éclat de rire. Laissez donc Dieu tranquille. Attendez encore quelques semaines et ils verront qu’ils n’ont pas d’autre choix. Vos humoristes comme les autres, quand ils auront envie d’être au sec. »
Dans l’obscurité cloutée d’étoiles acérées et parcourue, à la vitesse du vent, de cétacés vaporeux, Charlie et Jorge descendaient vers l’agglomérat de cahutes et de baraques qui se maintenait à quelque distance des habitations couvertes de tôle du personnel de Jorge. Ils portaient chacun une torche électrique dont le faisceau lumineux faisait briller devant eux la boue humide de la piste. Charlie avait aussi un revolver sur lui.
On pouvait voir, à l’intérieur du café et de quelques habitations, luire des lampes à pétrole. Quelques feux brûlaient çà et là entre les taudis.
— On devrait les raccorder à notre électricité. Je veux dire : les gens de notre équipe, grogna Charlie, plus impressionné par l’obscurité depuis la visite du capitaine.
— Tu vois, Charlie, il y a une hiérarchie de la lumière. Nous nous éclairons à l’électricité, ceux-là au pétrole, et les autres, là-bas, au feu de bois et à la lumière des étoiles. »
Ils se dirigeaient vers le café, une construction branlante aux fenêtres de fin treillis métallique. À l’intérieur, une douzaine de tables, une cuisine qui ouvrait sur le fond de la salle et un escalier qui menait à une chambre posée sur le toit comme une boîte à chaussures sur une valise.
Quelques-uns des hommes de Jorge étaient attablés en silence devant leurs bières. La mulâtresse était assise, hébétée, à une autre table avec sa compagne, une Indienne. Charlie fronça le nez devant l’odeur du parfum, du Lanca, qui flottait dans l’air moite : un miasme sournois d’éther parfumé. Il s’assit avec Jorge à une table libre. Calme et fluet, le jeune Indien aux yeux bridés alla leur chercher des bières dans le réfrigérateur à pétrole. Ils se mirent à fumer.
Le temps passa, puis Jorge fit un signe de tête aux deux femmes qui se levèrent et se dirigèrent d’une démarche mal assurée vers leur table. Les hommes de Jorge, impassibles, les observèrent. Là-bas, dans la jungle, un cri ne se taisait pas. Un animal, sans doute, ou un oiseau.
La mulâtresse fouilla dans son sac pour y prendre le petit vaporisateur doré à éther. Elle le tendit, sans insister, à Charlie qui refusa. Tout comme Jorge qui avala sa bière. La femme sortit de son sac un mouchoir roulé en boule, vaporisa un peu d’éther dessus, le pressa contre son nez et aspira profondément.
« Elle va tourner de l’œil, cette conne, dit brutalement Jorge qui se pencha en avant et écarta le mouchoir du visage béatement hébété de la femme. Elle est déjà assez défoncée comme ça. »
L’Indienne arracha le mouchoir de la main de Jorge avant que le Lanca ait pu s’évaporer et se l’appliqua sous le nez.
« Charlie, je crois que la dernière fois, tu as eu la mulâtresse…
— O.K., Jorge. »
Jorge, très gentleman, prit la main de la mulâtresse et la leva très délicatement, tout en murmurant, avec une douceur inattendue, des mots tendres en portugais. Elle lui répondit par un roucoulement abruti. Puis il disparut avec elle, laissant Charlie avec l’Indienne également hébétée qui ne parlait qu’un mauvais portugais, pire en tout cas que le sien.
Il fumait et regardait la femme en face de lui tandis que des gouttelettes de condensation dessinaient des traînées brillantes le long du verre embué de la bouteille de bière.
Elle aurait pu aussi bien être cette fille à la peau sombre, aux yeux de lapine, aux longues nattes noires et au nez retroussé, et qui le regardait, affolée, tandis que la baïonnette croisait le couteau du serveur qui aurait pu aussi bien être son frère, qu’il éventra, manœuvrant son fusil comme le manche d’une godille…
III
Tom Zwingler avait à son épingle de cravate un rubis et à ses manchettes des gemmes d’un rouge éclatant. Tout le reste de son habillement était noir ou blanc, opposition nettement tranchée qu’on retrouvait dans la précision de ses remarques. Selon ses attitudes, ces trois points rouges figuraient les sommets d’un triangle changeant, obéissant aux lois d’une géométrie affectée dont il usait délibérément comme d’une façade. Richard Jannis, le psychologue, observait le phénomène d’un œil qui cachait mal sa propre méfiance. C’était véritablement un piège à attention, ballet futile de trois feux de signalisation, qui permettait à Tom Zwingler d’enfoncer les défenses de son interlocuteur absorbé par la danse des rubis.
Jannis, lui, était en manches de chemise. Une chemise dont le dessin de bandes vertes et rouges agressait rapidement le regard, comme s’il essayait de se retrancher derrière cet effet d’optique.
La situation était tendue. Les questions très directes de l’Américain froissaient Jannis. Dorothy Summers décochait toujours des piques acérées en direction de Sole. Sam Bax tentait de concilier une attitude patriarcale avec des professions de foi technocratiques.
Théoriquement, le clou de la visite de Zwingler devait être une descente dans les Univers souterrains des enfants. Jannis s’y était déjà vigoureusement opposé auprès de Sam et on s’était accordé sur un compromis. L’Américain ne pénétrerait physiquement dans aucun des environnements. Il se contenterait de les observer derrière les glaces sans tain.
Les deux autres membres de l’équipe présents à cette réunion étaient le spécialiste de bionique, Ernest Friedmann, un petit bonhomme tatillon dont les yeux légèrement exorbités et l’élocution rapide, furtive, dénotaient une hyperthyroïdie latente ; et Lionel Rosson, superintendant des ordinateurs au visage poupin, aux longs cheveux blonds et aux yeux bleus, qu’une constitution filiforme soulignée d’une paire de vieux jeans et d’un informe sweater gris faisait paraître encore plus décontracté et étranger à cette assemblée de spécialistes.
On en était encore aux explications préalables à toute visite à l’étage du dessous et Zwingler joua honnêtement son jeu, manifestant un vif intérêt pour tout le travail du Centre, alors que, comme Sole s’en aperçut, il n’avait d’yeux que pour les personnes qui l’entouraient. Sole avait le sentiment pénible que quelque chose d’autre se jouait derrière les discussions sur les marges de sécurité et la nouvelle substance qu’ils avaient mise au point à Haddon ; mais sans pouvoir discerner ce que c’était.
« Du point de vue de l’organisation, disait l’Américain à Sam Bax, le département expérimental de Haddon est hermétiquement isolé du reste, mais les enfants des salles du devant sont traités comme dans n’importe quel hôpital. Trouvez-vous que cela fonctionne bien ?
— Cela, Tom, est un aménagement nécessaire. Amender les troubles du langage par-devant et, au sous-sol, enseigner à d’autres enfants des langages défectueux, c’est, pour reprendre une expression consacrée, marcher sur deux jambes. Les activités de soins et de recherche s’étayent l’une l’autre par ordinateur interposé. D’ailleurs, pour tout ce qui concerne la programmation, nous devons beaucoup à Lionel. C’est vraiment son chef-d’œuvre ! »