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Rosson eut un mouvement aimable de la tête à l’appel de son nom. Il était le seul de l’équipe à ne jamais paraître embarrassé ou agressif. Sa présence apportait une sorte de gentillesse innocente.

« On pourrait donc dire que vous apprenez à bien parler par-devant et à mal parler par-derrière. Ce qui est mauvais pour un groupe d’enfants vous aide à définir ce qui sera bon pour l’autre ?

— C’est à peu près ça, encore qu’à mon avis, le mot « mauvais » ne soit pas approprié. Si j’avais à définir ce qu’apprennent les enfants du sous-sol, je parlerais plutôt de langages spéciaux.

— Et du côté du personnel soignant, pas d’objections morales ?

— Non, aucun problème. Il nous vient dans sa totalité du service de Santé de l’Armée.

— Je vois. Et du côté des visiteurs, des parents ?

— Là non plus, rien à craindre. Les visites sont réglementées pour les salles publiques. Il est évident que les enfants « spéciaux » ne reçoivent jamais personne.

— Des enfants de nulle part, en quelque sorte ?

— Je n’aurais pas su mieux dire. Vous verrez par vous-même quand on descendra. »

L’Américain parcourut l’assistance d’un regard qui semblait évaluer les tensions et soupeser les personnalités. Puis il demanda, d’un ton presque distrait :

« Vous disiez, tout à l’heure, qu’auparavant vous opériez les enfants, disons, officiels, atteints de lésions au cerveau et vous parliez d’ablation des tissus endommagés. Procédez-vous de même avec les enfants du sous-sol ?

— Et quoi encore ? » C’était Sole, qui, d’une voix rageuse, intervenait. « Vous semblez faire peu de cas de la morale ! Vous pensez qu’on irait tripatouiller des tissus sains ? Pour le plaisir de faire des expériences ? Le cerveau des enfants du dessous a toujours été intact. Ils sont parfaitement normaux et bien portants !

— Vous aurez peut-être compris, monsieur Zwingler, que ce sont ses chouchous, glissa sournoisement Dorothy. Jamais on ne croirait qu’il a un enfant à lui à la maison…

— Oui, mais votre substance, l’ASP…, insista Zwingler, le front têtu. Le distinguo me paraît un peu trop subtil entre l’intervention chirurgicale et l’intervention chimique, surtout si cette drogue a des effets aussi durables que Sam le suppose. Comment agit-elle, exactement ? »

Il chercha des yeux une autre victime et jeta son dévolu sur Friedmann. Comme ceux d’un lapin hypnotisé par une belette, les gros yeux du bionicien roulaient dans leurs orbites. Une kyrielle empressée de bulles explicatives éclatèrent au bord de ses lèvres.

« C’est un accélérateur de la chaîne de fabrication des protéines. Une sorte d’antipuromycine. La puromycine entrave la synthèse des protéines et l’ASP la favorise. Il agit sur l’ARN messager…

— Donc, c’est A pour… accélérateur et SP pour synthèse des protéines ? »

Friedmann approuva violemment.

« Un levier unique en son genre pour améliorer la performance cérébrale !

— On pourrait dire… un engrais génicole ?

— Tout de même pas, non. Il ne s’agit pas d’une augmentation en somme magique de l’intelligence, mais d’une accélération du processus d’apprentissage…

— Mais cette aptitude à apprendre vite, ne serait-elle pas le plus sûr critère d’intelligence ?

— Il faut tenir compte de la structure de l’influx nerveux dans le cerveau, réplique Friedmann. De la façon dont les brefs signaux électriques sont fixés sous forme durable et chimique. Et c’est cela, l’apprentissage. La façon dont cette électricité est transformée en quelque chose de permanent. On ne peut pas inoculer au cerveau de l’information en tant que telle, comme on impressionnerait une bande. Par contre, on peut raccourcir le délai de fabrication des protéines pendant que le cerveau est occupé à apprendre. Nous utilisons l’ASP pour aider les zones assoupies des cerveaux lésés à retrouver l’usage du langage plus rapidement…»

Zwingler agita la main, comme pour apaiser Friedmann.

« Et les enfants spéciaux ? Chris, vous avez dit que leur cerveau était intact. Pourtant, on leur administre cette drogue. Ils doivent apprendre un certain nombre de fois plus vite que la moyenne des enfants. Alors, quel est le résultat ? »

Les trois yeux rouges brillèrent avec malice, comme pour l’évaluer.

« Rien de dommageable, je peux vous le dire, répondit Sole, cramoisi.

— J’en suis sûr. Je vous posais la question par curiosité. »

Impatienté, Jannis frappa du plat de la main sur la table.

« Sam, je ne voudrais pas avoir l’air d’enfreindre, à l’égard de M. Zwingler, les lois de l’hospitalité, mais ne pourrais-tu pas, toi-même, le renseigner ? On peut supposer que c’est le travail du Centre, plus que nos personnes, qui l’intéresse. Est-ce vraiment nécessaire que nous fassions notre petit numéro chacun à notre tour ? »

Le directeur lança un regard noir à Jannis. Mais ce fut Zwingler qui, avec un sourire d’enfant pris en faute, répondit directement au psychologue.

« C’est vrai, je vous dois des excuses, à vous tous. Mais j’ai peur que mon rôle, ici, ne soit très délicat. J’enquête, je cherche. Cela porte aussi sur les personnes. Il est arrivé chez nous quelque chose d’assez important. Nous recherchons des gens capables de nous aider.

— Quel genre d’événement ? »

Les trois pierres étaient toujours aussi rouges (de confusion, cette fois ?). Ce n’en étaient pas moins des pierres, aussi dures et tranchantes que l’acier.

« Un événement important. J’attends de mieux connaître les gens pour donner des détails…»

Sam frappa du poing sur la table.

« Je me range aux raisons de Tom. Je veux que vous le considériez comme une sorte d’émissaire. Et les émissaires sont plutôt d’actualité, qu’est-ce que vous en pensez, Tom ? »

Zwingler adressa à Sam un regard approbateur où perçait cependant la réserve.

Sam Bax passa en revue les visages des membres de son équipe, s’arrêtant un instant sur Rosson avant de continuer, après l’avoir rejeté, ou bien parce qu’impropre (d’allure trop hippie, peut-être) ou bien parce que trop indispensable au fonctionnement du Centre…

« Chris, dit le directeur d’un ton assuré, voudrais-tu donner à Tom toute information nécessaire à la compréhension des trois Univers avant que nous y descendions ? Du point de vue linguistique…

Sole fit un effort de concentration sur les détails pratiques. La lumière rouge des pierres de Zwingler signala qu’il était prêt et lui-même, derrière elle, se tenait calmement à l’affût, aimable prédateur en livrée sombre.

« Disons que c’est Chomsky qui nous a montré le chemin et que, comme lui, nous affirmons que la disposition au langage est programmée en nous dès la naissance. Dans ce qu’il a de plus essentiel, le langage reflète notre conscience biologique du monde qui nous a produits. Nous enseignons donc trois langages artificiels destinés, en quelque sorte, à sonder les frontières de la pensée. Nous voulons savoir ce que le cerveau fruste et neuf d’un enfant pourra trouver naturel, ou, si vous voulez, « réel ». Dorothy enseigne un langage qui doit vérifier si notre conception de la logique est « réaliste »…

— Ou bien, si c’est la réalité qui est logique ! » souffla Dorothy entre ses lèvres pincées, comme si elle s’attendait à prendre la réalité en flagrant délit d’illogisme, et à la mater en conséquence.

Zwingler paraissait s’ennuyer. Sa physionomie ne s’éclaira que lorsque Sole passa à l’Univers suivant.