— Exactement. Mais cette forme permanente n’est pas fonctionnelle pour chaque mot isolé. Le souvenir de la signification essentielle suffit à nos besoins. On a ainsi un premier niveau d’information, celui des mots qu’on utilise effectivement, à la surface de l’esprit. Et un second niveau, permanent, profond où s’enchevêtrent en associations d’idées, des concepts hautement abstraits, organisés en réseaux et en nœuds, comme un filet. Entre ces deux niveaux se trouve le plan du discours engendré par les idées. C’est là, dans cette zone intermédiaire, que sont inscrites les règles de ce que nous appelons la grammaire universelle. Nous la disons universelle parce que ce plan du discours est une pièce essentielle de la structure de l’esprit et parce que les mêmes règles peuvent traduire des idées dans n’importe quel langage humain, quel que soit…
— En d’autres termes, tous les langages auraient un petit air de famille ?
— Exactement. Ils se ressemblent comme des visages à l’intérieur d’une même famille. Mais, en même temps, chaque visage a sa propre vision de la réalité. Si, pour dégager les règles de la grammaire universelle, nous rassemblions tous ces aspects, nous obtiendrions une carte du territoire, du champ d’action possible de toute pensée humaine, de tout ce que, un jour, nous pourrions vouloir exprimer en tant qu’espèce.
— Mais vous auriez des difficultés à simplement rassembler tous ces langages, non ? Certains se sont éteints, ont disparu…
— Et il pourrait en exister bien d’autres, qui n’ont pas encore été inventés.
— C’est pourquoi vous utilisez des langages artificiels ? Pour explorer les frontières ?
— Exactement.
— Voyons, Chris. Pour les enseigner, vous vous servez de cette substance chimique, l’ASP. Qu’est-ce qui vous permet de penser que c’est une situation naturelle ? Il est certain que nos cerveaux auraient eu une aptitude plus grande à l’apprentissage si, pour des raisons biologiques, cela avait été nécessaire…
— Bien sûr, et Dieu nous aurait donné des ailes s’il avait voulu qu’on vole ! Je vous en prie, ne me resservez pas ce vieil argument. L’ASP, comme son nom l’indique, n’est qu’un adjuvant.
— Bon. Combien de temps l’avez-vous testé sur des animaux ?
— Cela n’a rien à voir ! dit Sole d’une voix exaspérée. On ne peut pas apprendre à parler à un singe ou à un cochon d’Inde.
— O.K., vous avez réponse à tout, dit Zwingler avec un haussement d’épaules. Ils enregistrent donc leur langage enchâssé sans problème ? »
Sole esquissa un bref sourire en direction de Rosson.
— On peut dire que, d’ores et déjà, les résultats sont prometteurs, hein, Lionel ?
— Plus que prometteurs, approuva Rosson avec un sourire épanoui. Lui aussi, il aimait les enfants du sous-sol. »
Zwingler regarda sa montre.
« Dites-moi, Sam, je pourrais peut-être descendre les voir maintenant ? Je commence à voir de quoi il s’agit. »
Il y eut une petite explosion, guère plus forte qu’un claquement de fouet : Jannis se frappait la tempe du plat de la main.
« Écoute, Sam, puisqu’il est pressé, il n’a qu’à regarder les enfants depuis le couloir de ceinture par la porte d’à côté…
— Ne me fatigue pas, Richard, soupira le directeur. Nous sommes déjà convenus que Tom ne pénétrait dans aucun des Univers.
— J’espère bien ! » jeta Jannis dont la voix se durcissait.
Le directeur, embarrassé, posa sa main sur la manche de Zwingler.
« Si vous y pénétriez, ce serait un peu comme de contaminer une culture biologique avec un corps étranger. Un seul mot déplacé pourrait avoir des conséquences fâcheuses. »
Triomphant, Jannis intervint :
« C’est le plus bel euphémisme de l’après-midi. »
L’Américain tendit vers lui la perle de gelée de framboise qui fermait sa manchette et lui dit d’une voix melliflue : « Certainement pas, monsieur Jannis. Le plus bel euphémisme de l’après-midi, et peut-être des dix dernières années, c’est la sortie de notre ami Sam, au sujet des émissaires…»
Au bord de la manchette, le feu rouge s’immobilisa et battit une prudente retraite. Il en a trop dit, pensa Sole. Mais à quel sujet ? Lorsqu’ils s’écartèrent de la table, un petit sourire de mépris flottait sur les lèvres de Jannis.
Vasilki venait d’entrer dans le labyrinthe. Ils la voyaient nettement derrière les fines cloisons de plastique rigide. Rama et Gulshen étaient en grande conversation à côté de l’entrée. Vidya, le visage morne, traînait.
« Mais ce sont des Indo-Paks ! Des réfugiés ? Encore la guerre, ou une catastrophe ? Je dois reconnaître que ça leur sauve la vie, d’être ici !
— C’est très précisément mon opinion, monsieur Zwingler, minauda Dorothy en parfaite dame patronnesse victorienne visitant un atelier. De quoi aurait été fait leur avenir, sinon de misère physique en attendant la mort ? C’est ce que je ne cesse de répéter à Chris. »
À mesure que Vasilki s’enfonçait entre les cloisons de plastique, celles-ci atténuaient la couleur de sa peau, l’européanisaient, jusqu’à ce qu’une vision plus subjective de la petite fille s’imposât à Sole. Elle parcourait lentement le labyrinthe sur ses jambes squelettiques que surplombait le gros ventre des carences alimentaires, au-dessus duquel s’ouvraient les grands yeux morts de tous ces millions d’enfants jetés aux poubelles de l’histoire du XXe siècle. Il pensa : la vie de quatre de ces enfants est-elle une justification suffisante à ces Univers souterrains, quelle qu’en soit l’utilisation ? Quelle attitude aurait Pierre, confronté à cette raison ? Amener ici, bien en sécurité, quatre enfants qui parlent cette langue, le xemahoa, à supposer qu’on lui en donne l’occasion ? Il viendrait. Il viendrait sans doute.
« Chris, je peux écouter ce qu’ils disent ?
— Comment ? Ah !… oui, une seconde. »
Sole se tourna vers le panneau mural et manipula les boutons de la sono. Puis il passa des écouteurs à Zwingler.
L’Américain les approcha d’une seule de ses oreilles et fit une moue. Pendant ce temps, Jannis filait le long du couloir vers son propre territoire.
« Dites donc, c’est vraiment autre chose. Mon vieux, vous l’avez chamboulée, la syntaxe ! »
Vasilki était arrivée au centre du labyrinthe. Elle se tenait près de l’Oracle et elle parlait au grand cylindre planté là comme un poteau.
« On dirait que les gosses disent quelque chose… ils parlent de la pluie ?
— Effectivement, il peut pleuvoir chez eux. Un système d’arrosage se charge de nettoyer leur salle et de leur donner une douche. Vous devriez voir comme ils sont contents. Ils ont un ballon.
— C’est bien. Et quand vous entrez là-dedans, comment fonctionne ce masque de plongée émetteur dont vous parliez tout à l’heure ?
— Nous effectuons les mouvements de la parole, mais sans vocaliser les mots. Le masque les prend, les fait passer par le programme de l’ordinateur avant de les resynthétiser, amplifiés, dans leur forme enchâssée. Les masques sont reliés par une antenne à l’ordinateur.
— Pas mal, tant que les enfants ne se mettent pas à lire sur les lèvres.
— On y a pensé aussi. C’est la raison pour laquelle nous appelons cet appareil un masque. Le seul endroit où ils peuvent voir bouger nos lèvres, c’est sur l’écran, et leurs mouvements sont reconstitués pour les besoins de l’enchâssement. »
Zwingler changea les écouteurs d’oreille.
« Je me demande dans quelle mesure cet enchâssement se gravera en eux ? Est-ce que vos enfants vont essayer de faire dévier vos « corrections » vers la normale ?