Выбрать главу

— Excusez-moi, mademoiselle Summers, je vous taquinais. Vous voulez dire que le langage normal doit charrier plus d’information qu’il n’est nécessaire, au cas où nous manquerions une partie du message ? Vous avez donc, pour les besoins de votre expérience, accompli un travail d’élagage ? »

Comme Dorothy boudait encore, ce fut Rosson qui expliqua.

« C’est dans l’architecture même de la salle que nous avons introduit la redondance, et également dans les activités des enfants, la danse en particulier. De cette façon, nous pouvons éliminer la redondance du langage. »

Dès que Zwingler tourna le dos pour reprendre dans le couloir le fil de la visite, Sole, bizarrement troublé, posa sa main sur le bras de Rosson.

« Bravo, Lionel. Ton Univers marche admirablement. Seulement, il est arrivé quelque chose à Vidya. On pourrait parler ? Mais pas maintenant. Pas avec ce type chez nous…

— Bien sûr, Chris. »

Tandis que Zwingler approchait de la dernière salle, Jannis le mit sèchement en garde.

« Pas de bêtises, mon vieux. »

L’Américain ne releva pas cet autre échantillon de la parfaite mauvaise grâce de Jannis.

C’est donc sans la moindre préparation que son regard plongea dans la troisième salle. Déséquilibré, il se sentit tomber en avant.

Il tendit le bras pour amortir la chute et sa main heurta le verre. Le psychologue le prit par les épaules et le remit d’aplomb, mais brutalement, comme on ferait à un enfant.

« Ne donnez pas de coups dans l’aquarium, mon vieux, vous allez faire peur aux poissons.

— Désolé », grogna Zwingler, aussi interdit par l’agression physique de Jannis que par cette salle dont l’ordonnance était un défi aux lois de l’équilibre.

Cette sensation de vertige n’épargnait pas Sole mais lui, au moins, y était préparé. Solidement arrimé à l’horizontale du plancher, il laissa son regard tomber en chute libre dans les profondeurs qui se tordaient derrière la vitre.

Cela lui rappelait toujours les univers aux perspectives piégées de Maurits Escher, où des tours ne se dressent que pour se retourner sur elles-mêmes comme des bandes de Moebius, où des escaliers mènent à des terrasses qui, par quelque tour de passe-passe, se retournent au pied de ces mêmes escaliers, où des personnages parcourent des galeries qui doivent basculer dans une dimension supérieure pour permettre aux promeneurs de rencontrer leur propre image qui, marchant au plafond, vient au-devant d’eux.

Là, tout près d’eux, un enfant, une petite fille, était assise et se curait sévèrement le nez, les yeux dans le vague. On aurait dit une géante lisse et asexuée car le garçon qui semblait se tenir debout tout près d’elle ne lui arrivait qu’à la cuisse, tandis qu’ils regardaient, un autre garçon descendit un escalier. À mi-chemin, il disparut, comme volatilisé…

« Entièrement construit en miroirs, votre pays des merveilles, dit Zwingler avec un rire crispé.

— Non, ce ne sont pas uniquement des miroirs », répliqua Jannis sans lâcher l’Américain.

Puis il lui parla sèchement de cubes de Necker, de projections holographiques, de lumières polarisées et de surfaces de contact à tension variable.

« Il faut s’entraîner avant d’entrer, comme un astronaute pour l’apesanteur ?

— Il se pourrait effectivement que ce soit un bon terrain d’exercice pour les astronautes du futur, acquiesça Jannis. Mais c’est au niveau du concept que l’univers de ces enfants est le plus curieux…»

Sole se mordait la lèvre inférieure. Il pouvait imaginer Rama et Vidya émergeant sans encombre, un beau jour, de leur univers. Il pouvait voir A et Bé danser vers la sortie du leur. Mais les enfants de Richard ? Comment pourraient-ils, sans danger, se retrouver dans la réalité ? Ils étaient, au pied de la lettre, prisonniers d’une illusion.

Dès que Jannis le lâcha, Zwingler s’écarta de la fenêtre. Il eut bientôt retrouvé son aplomb habituel.

« Mademoiselle Summers et vous, messieurs, je vous remercie d’avoir sacrifié votre après-midi. Je suis conscient du dérangement que j’ai provoqué. Sam, pourrais-je, là-haut, abuser encore un peu du temps de Chris ? »

Tandis que le groupe se dirigeait vers l’ascenseur, Sole, toujours aussi inquiet, s’arrêta un instant pour regarder dans la première salle. Vidya semblait avoir retrouvé son calme.

IV

Ces saints hommes se seraient damnés pour me ramener sur leurs positions. De rage, j’ai failli perdre la tête. Il se passe des choses tellement plus importantes, ici, dans ce pauvre village perdu dans la forêt, parmi ces sauvages soi-disant ignorants, que dans leur foutu Bethléem ou à leur providentiel barrage.

En centrant leurs discours sur Bethléem et la naissance miraculeuse, ils auraient peut-être, ô ironie, été au-devant des préoccupations des Xemahoa. Mais non, de leur part, ce n’aurait été que de l’opportunisme. L’Arche de Noé, quelle absurdité ! Et que je ferai venir un déluge d’eaux sur la terre, et qu’il y avait un homme qui avait trouvé grâce aux yeux de Dieu, et qu’il s’était construit une grande pirogue fermée, et que dans cette pirogue il a descendu le fleuve avec sa famille et des chèvres et des poulets et des aras jusqu’à un centre d’accueil où il ne manquerait de rien, là-bas sur la colline, et qu’il le reconnaîtrait facilement à son toit de tôles brillantes, passé la Grande Muraille Orange.

Pauvres imbéciles, de quoi vous mêlez-vous ? Je viens tout juste de commencer à comprendre les raisons profondes de ce qui se passe ici et je peux dire que ce n’est pas simple.

Ces Xemahoa sont méfiants et complètement refermés sur eux-mêmes. Sans l’entremise de Kayapi, je ne sais pas comment j’aurais pu m’apercevoir de quoi que ce soit. Ce n’aurait été, pour moi, qu’une autre tragédie humaine, « tout simplement ». Une autre fragile épave humaine balayée par la marée montante du progrès, « tout simplement ». Comme n’importe laquelle de toutes les tribus chassées par la montée des eaux.

Le problème, c’est que les Xemahoa, eux, ont leur idée sur ce Déluge.

Ces curés n’ont jamais songé que, dans la réponse qu’ils entendent lui donner, il y a une naissance. En ce moment même, une femme arrive à terme dans la hutte tabou, à l’écart du village. Le Bruxo lui rend visite chaque jour pour l’assister de ses incantations et lui donner cette drogue qu’ils appellent maka-i. Je commence à croire que l’enfant que porte cette femme est celui du Bruxo, conçu dans l’état de transe alimenté par la drogue où il se confine depuis qu’il a deviné la montée du flot. Et il y a des mois de cela ! Si nos révérends avaient eu vent de cette grossesse, quelle aubaine… je suis sûr qu’alors ils auraient tiré de leur sac à malice Marie et Bethléem.

Quand les Xemahoa ont éclaté de rire au nez des prêtres, ceux-ci ont été très choqués de l’accueil qui leur était fait. Ils auraient accepté avec joie l’hostilité, le martyre et les flèches empoisonnées. C’était dans la tradition de la Légende dorée. Mais qu’on rie ! Ils auraient dû comprendre qu’il y a rire et rire. Pour cela, ils auraient dû être mieux renseignés que moi-même sur les usages de ce peuple. Je n’ai compris que du jour où Kayapi m’a expliqué la distinction que fait son peuple entre les différents types de rire.

Il me rend bien des services, ce fidèle Kayapi. Mais je dois préciser qu’il n’est en rien « mon fidèle Kayapi » ou « mon Vendredi », comme semblait le croire ce curé, Pomar. Il ne faut sans doute pas chercher ailleurs que dans mon magnétophone le secret de son dévouement. Je pense que c’est à cause de cet appareil qu’il me suit partout et consent à répondre à mes questions. Car, d’une certaine façon, le magnéto singe le parler halluciné du Bruxo que Chris Sole n’aurait pas manqué d’appeler « discours enchâssé ». Il suffit en effet de faire aller la bande en arrière, de prélever un échantillon, de la faire avancer, d’en prélever un autre, et ainsi de suite, pour transformer ce que j’appelle le xemahoa A en xemahoa B ou, du moins, en quelque chose d’approchant. Si je n’avais pas équipé mon magnéto de ces piles longue durée, mon fidèle Kayapi l’aurait suivi dans la défection.