« Montre-moi. Je lui ai répété le nom de l’oiseau-nombre. Montre-moi ce nombre, là, dans le village. Montre-moi les huttes qu’on peut compter avec. »
J’espérais que la circonférence du village n’était pas divisée en quartiers totémiques dont l’un aurait cet oiseau pour emblème. Car, dans ce cas, Kayapi m’indiquerait la portion du village désignée par l’oiseau au lieu du nombre de huttes équivalant à celui des plumes comptables de l’oiseau. Il a mollement tendu le bras en direction du village avant de secouer la tête.
« Le maka-i n’est jamais loin de là où vivent les Xemahoa, a-t-il dit après un instant de réflexion. Nous mangeons la même terre que lui. Et il mange aussi notre terre. »
Et il mange aussi notre terre. Le dernier mot était ambigu. Il devait être question de deux sortes de terre : le terreau et les excréments.
La tribu des Xemahoa est de celles qui mangent la terre. Une terre spéciale, en fait, d’une texture persillée et qui, vraisemblablement, contient quelques éléments minéraux indispensables à la nutrition. J’avais goûté de cette sorte d’argile quand Kayapi me l’a montrée. Lui-même en a mangé une poignée. Une fois surmontée l’idée de saleté attachée à la terre, cela avait un petit goût de concentré froid de soupe Campbell au maïs. Mais ce qu’il venait de dire ne signifiait-il pas aussi que non seulement les Xemahoa mangeaient la terre où pousse le maka-i, mais qu’ils l’engraissaient également à l’aide de leurs excréments ? Cela semblait conforme à la symétrie ambiguë de sa phrase : ils vivaient en symbiose avec ce champignon, de même que celui-ci vivait en symbiose avec son environnement : cette terre et les racines de cet arbre.
« Kayapi, vous nourrissez le maka-i avec le fumier de votre corps ? »
Souriant, il a approuvé en silence. Cette fois, je m’étais montré intelligent.
« C’est le Bruxo ou son garçon qui le nourrit. Ils connaissent les règles pour offrir courtoisement la nourriture. Mais c’est le fumier de tous les Xemahoa.
— Le tien aussi, donc ? »
La remarque était idiote. Je lui avais touché un nerf à vif, ce qui a eu pour effet de clore la discussion.
Encore une autre danse autour du feu.
Les hommes ont dansé mais, cette fois, sans priser de maka-i. Seul le Bruxo, qui psalmodiait les poèmes sacrés, était sous l’effet du champignon. Je l’ai suivi tandis qu’il chantait et j’ai enregistré l’entêtant fatras de mots. Plus tard, il va falloir que j’essaie de leur donner une forme « sensée ».
Kayapi suivait la danse. Mais il n’a pas fait attention à moi.
Le reflet des flammèches dansait sur l’eau. Ils avaient allumé leurs feux de joie sur des remblais. Des éclats rouges et jaunes serpentaient au rythme des ondes circulaires que le martèlement des pas chassait sur l’eau.
À la fin de la première heure, le Bruxo a conduit les danseurs hors du village proprement dit, vers la hutte où la femme recluse attendait son bébé.
Aujourd’hui, Kayapi s’est réconcilié avec moi. Il se sentait peut-être plus en sécurité et plus proche de la tribu après cette nuit de danse.
« Je vais te raconter une histoire, Pihair.
— Celle que le Bruxo a racontée l’autre soir ?
— Comment saurais-je ce qu’il a raconté ? Le maka-i était en lui, pas en nous.
— Et pourquoi donc ? Il ne restait plus assez de maka-i ?
— Elle en a besoin de beaucoup. Le Bruxo le garde peut-être pour elle.
— Pour elle ? Mais tu m’as dit que les femmes ne prennent pas de maka-i. »
Kayapi a hoché la tête sans répondre.
« Mais, Kayapi, elle est enceinte !
— Tu parles comme un enfant qui vient de découvrir que le soleil est dans le ciel.
— Je suis désolé, Kayapi. Je ne suis qu’un idiot de Caraiba. Pas un Xemahoa comme toi. J’ai encore beaucoup à apprendre.
— Alors je vais te raconter une histoire, Pihair. Écoute-moi et tu apprendras. »
J’ai écouté, et, par la même occasion, enregistré l’histoire de Kayapi.
« Il s’agit du Rire Profond et de la Gaieté Débile. D’accord ? De nombreuses créatures veulent inciter les hommes à la Gaieté Débile pour entrer en nous, passer sur notre langue quand elle n’est pas maîtresse des mots. Les singes font des pitreries dans les arbres pour nous faire rire. Mais nous ne rions pas, ou alors c’est d’un puissant et méprisant Rire Profond qui les met en fuite.
« Sais-tu comment l’Homme est fait, Pihair ? Il est fait d’une bûche creuse et d’une pierre creuse jointes ensemble. Certains disent que c’est une calebasse, mais moi je pense que c’est bien une pierre. Un jour, la bûche creuse est posée sur le sol. Surviennent deux serpents. L’un est un serpent mâle. L’autre est un serpent femelle. La femelle veut habiter l’intérieur de la bûche, mais elle ne voit pas comment y entrer. Les extrémités en sont fermées, et aucun nœud dans le bois n’y a laissé de trou. La femelle est malheureuse. Elle demande au mâle comment elle pourrait parvenir à l’intérieur. Il pense avoir trouvé le moyen. Il s’en va et ramène son ami le pic-vert et il lui demande de frapper de son bec la bûche pour tenter d’y faire un trou. Mais le bois est si dur que le bec du pic-vert est endolori. Et le serpent femelle est toujours aussi malheureux. Alors, de nouveau, le mâle s’en va chercher un autre ami. Un petit oiseau nommé kai-kai. Le kai-kai est plus léger qu’une plume et, malgré sa petite taille, il chante, chante d’une voix grave et lente. Il chante comme le Bruxo, une mélodie toujours recommencée, toujours aussi grave. Le serpent aime le kai-kai car, lorsque celui-ci chante, le serpent comprend comment faire pour s’enrouler sur lui-même. Tu m’écoutes, Pihair ? Je te parle.
— Je t’écoute, Kayapi. Ma boîte aussi t’écoute. Je ne comprends pas encore tout, mais ça viendra. »
Mais Kayapi, que mon esprit obtus ennuyait, a remis la fin de l’histoire à un autre jour.
Note sur la langue xemahoa.
La forme du futur est spéciale. Je ne suis toujours pas sûr qu’il s’agisse d’un futur véritable. Ce serait plutôt un présent superlatif qui contiendrait l’idée de futur à l’état de germe. Un mode particulier aux Xemahoa. Ils ajoutent le mot « yi », qui signifie, littéralement, « maintenant » à la forme du présent, ou bien « yi-yi », « maintenant-maintenant ». Kayapi m’a expliqué la différence. Il a dit le verbe « manger » au présent tout en portant la main à sa bouche et en remuant les lèvres. Puis il a éloigné la main de sa bouche, a pincé les lèvres et a répété l’équivalent du verbe « manger » suivi du suffixe « yi ». Finalement, il a tendu la main aussi loin qu’il le pouvait, et, tout en grimaçant comme quelqu’un qui suce un citron, a de nouveau répété le verbe, suivi cette fois de « yi-yi ». Ces trois modulations du verbe, je les interprète comme un présent, un futur immédiat et un futur éloigné. Mais, pour les Xemahoa, ce ne sont que trois aspects du présent.
Il est étrange de constater que le poids de l’adverbe « maintenant » fait basculer le présent vers le futur. Je commence à soupçonner qu’il s’agit là d’un trait essentiel de ce langage unique. Si le xemahoa B – le langage drogué – est aussi profondément enchâssé que me le laissent penser mes enregistrements, alors l’expression, l’affirmation du « maintenant » est déjà grosse de l’achèvement à venir de cette affirmation. Cela vise à abolir l’étalement dans le temps d’un énoncé, étalement inévitable du fait même de la durée matérielle de l’énoncé, et durée au cours de laquelle l’objet de l’énoncé pourra avoir changé, ce qui, du coup, l’invalidera.