« Devrais-je être partisan d’un zoo humain où ces « rescapés de l’Âge de pierre », comme on dit, pourraient perpétuer leur intéressante sauvagerie ? Oui, peut-être, quelque dégoût que j’éprouve à le dire. Car ces Indiens ne sont pas en mesure de fournir une réponse politique.
« Comme ils rient, les hommes du régime brésilien, de l’aubaine qui leur est offerte par les Américains : aménager (quelle gloire !) la plus vaste mer continentale de la Terre, le seul ouvrage humain visible depuis la Lune.
« C’est un projet politique, bien que ses victimes soient radicalement ignorantes de la politique. Et, qui plus est, vouloir briser le rempart de cette ignorance serait ouvrir la voie au virus qui les détruirait. Voilà le paradoxe qui me rend malade : mon impuissance à faire quoi que ce soit ici. Je ne peux qu’enregistrer la mort de ce peuple unique. Rédiger l’acte d’accusation pour la postérité. Et, pour me consoler, écouter ma bande de ce poème cinglé de Roussel…»
Sole frissonna encore. Le soleil brûlant de l’Afrique enfiévrait leurs conversations sur Roussel, échange passionné et innocent où pointait déjà l’idée de ses propres recherches. Il se rappela les toits rouillés aperçus de la terrasse du café. Les murs de plâtre d’un blanc étincelant. Les arbres flamboyants. Une mosquée. Les Peugeot et les Volkswagen garées en contrebas dans la rue. Des vendeurs d’objets sculptés en bois, accroupis, vêtus de shorts et de chemises déchirées, tandis que, dans un claquement de sandales, les femmes musulmanes passaient, drapées dans des voiles noirs, portant des fardeaux en équilibre sur leur tête. Les bouteilles de bière, embuées par la condensation, sur la table de fer-blanc, alors que Pierre et lui parlaient d’un poème pratiquement inaccessible au cerveau humain, un poème pour la lecture duquel il aurait fallu concevoir une machine.
Passion et innocence. Mais maintenant que Vidya, Vasilki, Rama et Gulshen, et les autres, apprenaient leurs leçons dans les Univers spéciaux de l’hôpital, ce rappel de souvenirs provoqué par Pierre prenait l’allure d’une accusation.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Eileen quitta des yeux le petit garçon et, regardant Sole, lui dit sèchement :
« Chris, je voulais te demander quelque chose. Tu finiras la lettre après.
— Quoi ?
— Rien de bien important, je suppose. Seulement, en parlant avec une femme du village, une dont le mari est jardinier à l’hôpital, j’ai trouve bizarre ce qu’elle m’a dit…
— Oui, quoi ?
— Que vous appreniez à mal parler aux enfants. »
Sole encaissa.
« Mal parler ? Qu’est-ce qu’elle veut dire ? Elle sait pourtant que c’est un hôpital pour les enfants qui souffrent de troubles de la parole, qui ont des lésions cérébrales. Évidemment, ils parlent mal. »
Baissant brièvement les yeux sur le paragraphe qu’il venait de lire, il se sentit assailli par certaines phrases dont il n’arrivait pas à se dépêtrer.
Des phrases comme « zoo humain » et « projet politique ».
Ces mots bavaient, en quelque sorte, sur le papier, se dissipaient en un brouillard de sens, comme si son cerveau refusait de les saisir. Mais ils ne s’évanouissaient pas. Leur flou même l’irritait, harcelait son attention. C’était peut-être de la pluie qui avait goutté sur le papier pendant que Pierre écrivait, diluant ces mots, précisément, avant qu’ils aient pu sécher.
Eileen observait son mari d’un œil neutre.
« Je sais ce que le Centre est censé pratiquer. Et je lui ai raconté, à cette femme, ce que tu viens de me dire. Mais tu sais comment elles sont, en province, toujours assoiffées de mystère et de racontars. Elle m’a déclaré savoir que l’hôpital était destiné à autre chose, quelque chose de honteux et de secret. Et pour elle, c’était d’apprendre à mal parler aux enfants.
— Qu’est-ce qu’elle entend, par « mal parler » ? Qu’est-ce qu’elle en donne, comme définition ? » demanda-t-il.
Avec un haussement d’épaules, elle répondit :
« Je lui ai parlé des lésions au cerveau et de troubles de la parole, mais ce n’était pas ce qu’elle voulait dire. »
Sole avala nerveusement une gorgée de café qui lui brûla la bouche et éclata de rire.
« Je me demande quelle idée se fait cette langue de vipère de notre travail ? Qu’on apprend aux gosses à gazouiller « foutre » et « enculé » ?
— Mais non, Chris, je n’ai pas eu l’impression qu’elle voulait parler de mots obscènes. »
Poussée contre la fenêtre, la petite table de pub en fer forgé, de style victorien, était encombrée de boîtes à épices et de livres de cuisine. Ils l’avaient payée vingt livres dans une vente aux enchères et l’avaient tous deux peinte en blanc alors qu’Eileen était enceinte de cinq mois, imaginant l’enfant assis dans une chaise haute, tandis que Sole serait attablé face à lui, un verre de bière à la main, guidant les premières tentatives de l’enfant pour parler.
« La femme du jardinier ! Elle ne sait pas ce qu’elle dit. »
Mais Eileen insistait, refermant ses bras sur Peter comme si l’enfant était menacé par ce qui se passait à l’hôpital.
« Avec Pierre, déjà, il était question de mal parler. À ce moment, il ne s’agissait pas de gros mots. C’étaient des langages faux, des langages tarés.
— Écoute, Eileen, dis-toi bien qu’un enfant parle mal quand il a le cerveau atteint. Ce n’est pas simple, l’apprentissage se fait par des moyens détournés.
— Ce n’est pas tout…
— Oui, quoi ?
— À l’hôpital, il y a la façade, et il y a ce qui se passe derrière la façade. Le vrai travail se fait dans des salles spéciales où on ne peut pas entrer sans autorisation. Il n’y est pas question de soigner les enfants, mais de les rendre malades. C’est là qu’on leur apprend la façon de mal parler. Mais je devrais peut-être dire les façons, au pluriel. Ce serait plus exact, tu ne crois pas, Chris ? Qu’est-ce qui se passe au Centre ? Des horreurs, ou bien quelque chose que je pourrais admirer ?
— Enfin, quoi, cette bonne femme n’a fait que décrire n’importe quel hôpital ! Et dans tous les hôpitaux, il y a des salles interdites !
— Mais ce n’est pas un hôpital psychiatrique ! »
Sole haussa les épaules tandis que son œil tentait de repousser un fantôme têtu de papier bleu : zoo humain.
« Il me semble que tout hôpital qui s’occupe du cerveau est un hôpital psychiatrique. On ne peut pas tracer une ligne de démarcation entre les deux. Or le langage est du ressort du psychisme. Et puis merde, ils m’emploient comme linguiste, pas comme docteur.
— Eh oui ! »
Eileen le regarda avec curiosité plier le papier pelure de la lettre, la remettre dans l’enveloppe et la glisser dans sa poche. Elle ne lui fit pas remarquer qu’il se l’appropriait.
Sur le chemin du Centre, Sole regarda le ciel sous lequel s’éveillait un jour bleu, calme et froid. Il aspira l’air froid et limpide et l’expira fortement, souffle matérialisé par un petit nuage de vapeur blanche.
Tiens, si j’étais en Alaska ? Tu craches et c’est un gros grêlon qui rebondit et roule par terre. Intéressant.
Ou bien au Brésil ?
Et si j’étais Pierre ? Le Pierre convaincu-angoissé-idéaliste.
C’est plus difficile qu’on ne croit de s’imaginer dans la peau d’un autre, d’imaginer toute sa différence. Et pourtant, à l’hôpital, n’était-ce pas cela, son travail ? Créer quelque chose d’autre ? Toi Vidya et vous, tous les autres : allez-vous vraiment nous renseigner sur l’essence de l’humanité, du fond de l’inhumanité relative où nous vous confinons ?