— Actuellement, le volume de nos émissions radio est égal à celui d’une étoile de taille respectable, alors, à mon avis, il n’a pas fallu longtemps avant que la puissance des signaux les rendent perceptibles là-bas. Ils ont peut-être entendu, et ils sont venus voir.
— Non, Tom, parce que cela voudrait dire qu’ils habitent à quelques dizaines d’années lumière de nous, à moins qu’ils ne sachent comment voyager plus vite que la lumière, ce qui est, physiquement, impossible. Une autre civilisation, si proche de nous, c’est tout simplement improbable. Il faut donc que ce soit un engin automatique. Peut-être un parmi des centaines ou des milliers d’engins semblables lancés depuis Dieu sait combien de temps. Il a peut-être bourlingué pendant des siècles avant de tomber sur nos signaux. Le fait qu’il se contente de nous répercuter nos propres émissions au lieu de nous envoyer les siennes prouve que ce n’est qu’un engin inhabité.
— C’est évident, intervint Sole. Ils n’ont aucune raison d’espérer qu’avec les moyens très élaborés dont vous parlez, on cherche à capter des signaux dans cette direction particulière. À moins que vous n’ayez accusé réception de leurs émissions. Vous l’avez fait, ou bien est-ce que vous vous regardez tous verdir de terreur ? »
Zwingler hocha la tête avant de répondre.
« C’est ce que nous avons fait. Nous leur avons envoyé la batterie de tests 1271. Pour toute réponse, nous n’avons reçu que l’habituelle diffusion à l’envers de nos programmes. »
Ayant ainsi fait le tour de la question Sole se sentit plus enclin à la gaieté qu’à l’inquiétude. Il se sentait comme lavé de ses petites angoisses au sujet de Pierre et d’Eileen et aussi de sa culpabilité vis-à-vis de Dorothy. Il voyait sous des couleurs plus claires et plus reluisantes les expériences qu’il menait sur les enfants. Il imaginait que cette gaieté sans entrave était celle dont la mort de Dieu avait comblé Nietzsche. Tout devenait possible dans un monde sans Dieu, de même que dans un monde visité par les étoiles. Puis il comprit qu’il se servait de l’événement comme d’un analgésique. L’angoisse revint.
« Combien de temps encore avant qu’ils arrivent ? »
Zwingler secoua tristement la tête.
« Au taux actuel de décélération, extrapolé à partir de leurs émissions, nous admettons que dans cinq jours, ils croiseront l’orbite de la Lune. »
Zwingler tourna un visage empreint de compassion vers celui, navré, de Sam. Les rubis esquissèrent un pas de danse consolateur.
« Il a été décidé de garder secrète la nouvelle.
— Mais c’est ridicule ! Comment pensez-vous pouvoir garder le secret ? Et pourquoi ?
— Il est dangereux de divulguer des nouvelles de cette importance. Souvenez-vous, Chris, Carl Gustav Jung a prédit que les rênes nous seraient arrachées des mains. Au figuré, bien entendu. Nous serions, en tant qu’espèce, dépossédés de nos rêves. Et, pour reprendre une autre image, la terre se déroberait sous nos pieds.
— Plus prosaïquement, on en aurait le derrière très opportunément endolori par la chute.
— Votre optimisme est déplacé, Chris. Nous allons l’intercepter, ou quoi qu’il en soit, nous porter à sa rencontre. Si ce n’est qu’une station automatique, les gens n’ont pas besoin d’être traumatisés – du moins pas encore, tant que l’humanité n’est pas préparée, ce qui peut demander une centaine d’années. Évidemment, comme les Russes allaient, tôt ou tard, découvrir le pot aux roses, nous les avons mis dans le secret. Ils ont les mêmes raisons que nous de se montrer discrets, et pour peu que les échanges d’informations fonctionnent bien, ils joueront le jeu jusqu’au bout avec nous. Un savant russe fera partie de notre équipe d’interception…
— Quand ?
— Ils quittent cap Kennedy demain soir. Mais, au cas où il ne s’agirait pas d’un robot…
— Enfin, Tom, c’en est nécessairement un ! Soyez raisonnable. Ça existe, la statistique.
— Au cas où il ne s’agirait pas d’un robot, j’insiste, ma présence ici n’aura pas été inutile. »
Sam baissa sagement la tête. Au fond, il désirait les deux choses à la fois, le bien-être de l’humanité et la gloire de Haddon.
« Nous aimerions emmener quelqu’un d’ici aux États-Unis, à titre consultatif. »
Fixant son attention sur l’écran vide qui se trouvait derrière le dos de Zwingler, Sole pensa à Vidya s’acharnant sur la dernière des poupées emboîtées.
« Alors Chris ? »
Pourquoi Vidya avait-il fait cela ?
« Bien sûr, tu auras compris que cette affaire peut n’avoir aucun intérêt pour toi, c’est-à-dire si cet engin se révèle n’être qu’un robot. Et, à mon humble avis, il faut espérer qu’il n’en sera pas autrement !
— Pourquoi moi ? murmura Sole. Je ne peux pas laisser tomber les enfants du jour au lendemain…
— Chris, mon pauvre Chris, réfléchis ! C’est peut-être la plus grosse affaire de tous les temps. Quoi qu’il en soit en réalité, c’est fichument important. Tu ne veux pas être dans le coup ?
— Je trouve que vous avez vis-à-vis de l’événement une attitude plutôt schizophrénique. Sole marqua un temps d’arrêt, conscient que l’épithète valait également pour lui : quel besoin avait eu Pierre d’envoyer cette lettre intempestive ! Vous en avez à la fois envie et pas envie. C’est la grosse affaire et c’est la catastrophe…
— Chris, il n’y a aucun problème, tu peux provisoirement prendre congé de Haddon. Tu pourrais aussi bien avoir un accident de voiture ou je ne sais quoi. À ce moment-là, nous aurions à trouver une solution de rechange.
— Merci infiniment, Sam.
— Je veux dire simplement ceci : que Lionel peut s’occuper de tes enfants pendant que tu es aux États-Unis. Tu dois aller là-bas pour nous représenter, Chris… sous notre pavillon.
— Que vous dire d’autre ? Zwingler sourit. Sinon que bientôt nous aurons grand besoin de votre imagination linguistique.
— À moins qu’il ne s’agisse d’un robot.
— En tout cas, nos émissions continuent à nous être renvoyées. Lorsque j’ai quitté les États-Unis, ils en étaient à un film de vampires.
— Nos extra-terrestres sont peut-être des humoristes. »
Zwingler secoua la tête.
— C’est improbable. Ils ne peuvent pas comprendre le contexte culturel. Le baseball, le strip-tease, les vampires, pour eux, ça doit être la même chose. Au fait, êtes-vous en bonne forme physique ?
— Comment ça, en forme ?
— Il se pourrait qu’au cours des opérations, vous soyez envoyé dans l’espace par le Shuttle. Qui sait ? »
Deux lunes rouges s’élevèrent, parallèles, avant de diverger brusquement.
« Chris, j’ai l’impression que la carotte qu’on te tend ferait bondir le bourricot le plus rétif.
— Mais c’est peut-être une carotte artificielle. »
Derrière le dos de l’Américain, l’écran vide se rappela sournoisement à l’attention de Sole. Le souvenir de Vidya y triturait toujours la dernière, la plus petite de la série de poupées. Au-dessus de sa tête, la verrière encadrée de néons était du noir même de l’espace.
Et, très loin au-dessus de sa tête, au-delà encore de l’orbite de la Lune, quelque chose, une semence d’étoile, renvoyait à la Terre sa propre lie électromagnétique, bouteilles de Coca, préservatifs fripés d’un monde télévisé, les enchères déshabillées, un film de vampire diffusé aux heures creuses où seuls malfrats et drogués hantaient les rues désertes. Dans le bruit feutré d’un corps qui glisse sur le sentier des étoiles, glissement ralenti à mesure qu’il approche.