Il était inévitable qu’un jour, quelqu’un, quelque part, se lance dans ce genre d’expériences. Depuis des années, elles mûrissaient dans la littérature. Et on mourait d’envie de les mener, ces expériences, on languissait. À la longue, le désir avait engendré une obsession obscène, une sorte de masturbation scientifique : en vase clos, élever des enfants parlant des langages spécialement fabriqués de toute pièce.
Il s’engagea dans une allée gravillonnée entre des squelettes dégingandés (des peupliers) et des maquettes en fil de fer, probablement réalisées à l’hôpital et rejetées là parce que trop sommaires, d’un esprit humain (c’étaient les buissons).
Le Centre lui-même était une vaste demeure campagnarde à laquelle on avait adjoint, sur les côtés et sur l’arrière, des ailes modernes et fonctionnelles dont l’extrémité pénétrait dans plusieurs hectares de sapins en formation serrée, cernant l’ensemble d’une ceinture boisée large de près d’un kilomètre et qui, d’année en année, devenait toujours plus dense et plus élevée.
Sole s’était déjà aventuré plusieurs fois dans la plantation mais il trouvait fastidieux de s’y promener : entrelacs de branches basses et inégalités de résistance du sol. Et puis, au milieu de ces arbres, il n’y avait rien à voir, sinon d’autres arbres que ne coupait pas la moindre ravine, clairière ou allée.
(Qu’il fasse sept pas sous la pénombre verte et le voyageur se trouve dans un autre monde. Déjà, il a perdu tout sens de l’orientation. Le piège monotone, l’inépuisable excès de la végétation l’accable. Parcourir une centaine de mètres est un périple qu’il ne peut accomplir qu’à plat ventre, épousant le contour des fûts abattus, se vrillant un chemin dans la trame des lianes rampantes. À moins qu’il n’entreprenne, à la machette, de se dégager un chemin de la manière la plus futile et la plus épuisante qui soit.)
L’élégante maison flanquée de ses ailes de béton avait un aspect incongru. Devant elle, deux lions de pierre, jumeaux, protégeaient de leurs griffes sorties un sentier criblé de taupinières. Le jardinier, tu parles !
La silhouette en imperméable violet qui s’éloignait à grands pas sur le sentier était celle de Zahl, le biochimiste.
Sole enfonça plus profondément la lettre dans sa poche de peur qu’elle ne tombe et se perde avant qu’il ait eu le temps de la lire en entier.
Sur le gravier étaient garées une demi-douzaine de voitures, et aussi, basse sur roues, une ambulance de l’Air Force américaine.
La plaque disait : CENTRE NEUROTHÉRAPIQUE HADDON.
La porte était lourde. Il la poussa. L’air chaud de l’intérieur l’assaillit. Il traversa le hall d’entrée par lequel on accédait, à droite, à l’aile occupée par les salles, à gauche, à celle des différents services – ordinateurs, cuisines, chirurgie et laboratoires – et s’arrêta devant l’arbre de Noël qui se dressait au pied de l’escalier de chêne qui menait aux logements du personnel hospitalier.
La chaleur faisait tomber les aiguilles de l’arbre sur le carrelage couvert de ces petites peaux mortes de verdure.
Une infirmière passa derrière lui, poussant un chariot chargé de la vaisselle sale du petit déjeuner des enfants, le poussant sans effort, sur ses roues gainées de caoutchouc et ne signalant son passage que par le tintement de la porcelaine contre la porcelaine grasse.
Des banderoles de papier s’entrecroisaient dans les couloirs et le hall d’entrée. Des affichettes, punaisées au-dessus des entrées, semblaient demander chacune une catégorie différente de surveillance médicale : bleue, verte, rouge. Bulles muettes émises chacune par une région différente des cerveaux blessés.
Que pourraient-elles contenir, ces bulles ?
Une mise en accusation ? Le sésame-ouvre-toi de la réalité ? Le E = MC2 de la pensée ?
La porte à ressort se referma toute seule derrière lui. Un bout de couloir aboutissait à une autre porte. Il choisit une seconde clef, déverrouilla la porte et pénétra dans l’aile postérieure, là où les branches de sapin frôlaient, du bout de leurs aiguilles, les fenêtres. Un couloir qui s’ouvrait à droite contournait l’aile.
Le verre de la fenêtre était armé d’un fin réseau de fils où passait un courant à basse tension qui, contrôlé par ordinateur, faisait partie du système d’alarme.
Des fenêtres supérieures du bâtiment principal, on n’aurait vu de cette aile que la grande verrière translucide qui donnait de la lumière aux salles que ceignait le couloir : la paroi aveugle d’un aquarium.
Il déverrouilla la porte de son bureau, alluma les néons pour pallier la faiblesse du jour hivernal qui filtrait au-dessus de sa tête puis, avant toute chose, comme chaque matin, il s’assit devant l’écran du circuit intérieur et mit le contact.
Mal parler, disait cette mauvaise langue, hein, Eileen ? Mais oui, on le sait bien, la langue, c’est ce qu’il y a de pire, mais de meilleur, aussi !
Les écrans clignotèrent, se désembrumèrent. Dans une vaste salle de jeu à l’architecture ondulante, deux enfants à la peau sombre, nus, un garçon et une fille, roulaient devant eux un énorme ballon de plage. Ils avaient trois ou quatre ans. Une autre petite fille nue les suivait en traînant un tuyau de plastique enroulé tandis qu’un autre petit garçon fermait la marche. Il avançait à tâtons, les bras étendus devant lui. Il jouait à l’aveugle.
Sole pressa un autre bouton et un bruit de voix parvint de la salle de jeu. Ce n’étaient pas les voix des enfants.
Il dirigea la caméra, au-delà du labyrinthe aux murs transparents, sur l’immense écran d’où provenaient les voix. Sa surface était occupée par les images agrandies et animées de Chris Sole et de Lionel Rosson, le responsable des ordinateurs.
C’étaient leurs voix. Mais non la réalité de leurs voix. L’ordinateur les avait décomposées puis reconstituées. Faute de quoi leurs paroles n’auraient pu s’enchaîner naturellement. Sole n’aurait pu construire, si ce n’est en butant sur chaque mot, les phrases que sa voix pré-enregistrée énonçait. C’était de l’anglais et pourtant rien n’était moins anglais. C’était la place de chacun des mots dans leur succession qui créait la confusion. En eux-mêmes, ils étaient assez simples. De ces mots qu’utilisent les enfants. Mais aucun babillage ne les avait organisés de cette façon, à tel point que jamais un adulte n’aurait pu suivre ce langage sans le texte correspondant imprimé noir sur blanc et dûment fragmenté, réorienté par un dédale de crochets et de parenthèses destinés à rétablir les structures que la pensée était habituée à déchiffrer.
C’était du langage Roussel.
Pierre avait été littéralement fasciné puis intrigué par cette sorte de morgue avec laquelle Raymond Roussel faisait franchir à sa poésie les limites de l’entendement humain. Pierre en était arrivé à entretenir avec les Nouvelles Impressions d’Afrique des rapports d’amant à maîtresse, une maîtresse qui, en dépit des querelles qui les dressaient l’un contre l’autre, ne le maintenait pas moins en son pouvoir. Constamment rabroué par ses manières hautaines de grande dame, il désirait la mater, au nom de la logique et de la justice. Si seulement il avait pu la connaître pleinement, au cours d’une longue nuit de communion intellectuelle, il se serait délivré de cette tentatrice. Mais, comme toutes les grandes tentatrices, le poème connaissait l’art de la ruse. Elle hypnotisait. Elle savait faire oublier.
Le seul moyen d’accéder à son cœur (fût-ce pour y plonger un poignard et en finir avec elle !) était de l’écouter parler. Mais les labyrinthes que décrivaient ses paroles défiaient l’insuffisance de la pensée humaine. Si la Logique était si facilement mise en déroute par un poème, comment pouvait-on espérer refaçonner le monde par la logique ? Cette maîtresse n’était qu’une courtisane raffinée, une Salomé que le tiers monde et la misère n’empêchaient pas de danser, et cela, pour Pierre, incarnait la fausseté même des choix purement esthétiques dans l’existence : la beauté en lieu et place de la vérité.