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Et voilà qu’inexplicablement elle apportait à Pierre, au milieu des injustices dont il était témoin dans la jungle brésilienne, la consolation.

C’est cette contradiction qui poussa Sole à reprendre la lettre pour y chercher l’indice qui le mettrait sur la voie.

Le timbre portait l’inscription Ordre et progrès, devise du Brésil à laquelle le régime militaire donnait une nouvelle et obsédante réalité.

Il choisit une page où le nom de Roussel attirait son regard avec insistance.

«… Je vous écris comme j’écrirais à n’importe qui. Au moins serez-vous intéressés par ce que cette tribu déterminée a d’unique.

« Ils se nomment eux-mêmes les Xemahoa. Mais ils risquent, dans peu de temps, de ne plus être en mesure de se donner un nom, malgré l’incroyable résistance qu’oppose le sorcier de leur tribu, leur Bruxo. Mais une résistance sans arcs, sans flèches empoisonnées ni sarbacanes.

« Ils n’ont qu’une si faible idée de ce à quoi ils s’opposent, ils sont tellement peu conscients de n’être que des pions (moins que des pions) manipulés dans leur jungle natale par quelques Gros Joueurs ! Il y a une vraie grandeur pathétique dans la façon dont le Bruxo essaie de traiter le cataclysme imminent dans les termes que lui offre sa culture. Vous ne pouvez pas imaginer comme ça ressemble au poème de Roussel. Un parallèle étrange avec la tour d’ivoire, refuge abstrait, que notre poète dilettante a érigé à son seul usage. Voilà ce qui me rend perplexe. Dans les moments où je ne suis pas vert de rage, je caresse l’idée de traduire, je ne sais comment, les Nouvelles Impressions d’Afrique en xemahoa B.

« Je dis bien en xemahoa B, puisque, apparemment, on est en présence, ici, d’une langue à deux niveaux, et c’est en xemahoa B, à défaut de quelque autre langue de notre sinistre Terre, que le poème de Roussel pourrait être, enfin, rendu intelligible.

« Dans son principe, ce qu’entreprend le Bruxo pour maîtriser l’avance des eaux – et laisse-moi te dire, mon cher Chris, que ce sera ton tour d’être perplexe avant de verdir de rage…»

Sole reposa – jeta presque – la lettre.

Mon pauvre Pierre, toi aussi, tu serais bien étonné de me voir ici à observer mes Indiens.

Étonné ? Avant de quoi ? De verdir de rage, sans doute ?

Pour Sole, ils étaient d’une beauté unique en son genre.

Leur univers était beau.

Et aussi leur langage.

Il régla le son afin de couper sa voix et celle de Rosson, se brancha sur les micros pour savoir ce que les enfants pouvaient bien dire.

Pour l’instant, ils se taisaient.

Il avait sur bande des centaines d’heures de leurs manifestations verbales, depuis les premiers balbutiements jusqu’aux phrases complètes dont ils étaient capables maintenant, formulations enchâssées à propos d’un monde emboîté. Il s’était promené parmi eux, avait joué avec eux et leur avait montré comment se servir de leur labyrinthe, des poupées à enseigner et des oracles, à travers un masque décodeur-amplificateur qui cueillait les mots au bord de ses lèvres, les envoyait à l’ordinateur qui les redistribuait et les transformait avant de les réénoncer.

La sollicitude qu’il témoignait à les regarder et à les écouter n’avait, à vrai dire, aucune raison d’être, car la surveillance était automatique. La moindre parole des enfants était captée par les micros, traitée, classée et archivée sur bande. Quel que soit leur intérêt, tous leurs propos, une fois transcrits, lui étaient communiqués.

Mais il trouvait extraordinairement sain de les observer. C’était une sorte de psychothérapie. Ses idées sur la folie s’étaient déjà, en ce qui le concernait, considérablement éclaircies.

L’Univers de Sole n’était pas le seul que dissimulait le Centre Haddon. Il y en avait deux autres, peuplés chacun d’enfants : l’Univers logique que dirigeaient Dorothy Summers et Rosson, et l’Univers « étranger » inventé par Jannis, le psychologue.

Tout comme les programmes verbaux, l’intendance des trois Univers était entièrement automatisée. À mesure, donc, que les enfants grandissaient et devenaient capables de s’occuper d’eux-mêmes, les raisons d’y descendre physiquement diminuaient. Cela devenait même de moins en moins souhaitable. Les dieux devront restreindre leurs apparitions, disait Sam Bax en plaisantant.

Sam Bax était le directeur de Haddon. Le très compétent et très expéditif Sam Bax, pensa Sole. Qu’on le laisse donc se salir les mains avec la politique, la collecte de fonds, les Instituts et les Fondations, les rapports avec l’armée, la sécurité. Ça ne me regarde pas. Que Pierre se ronge donc les sangs avec la politique du Brésil. Qu’on ne m’entraîne pas dans ce bourbier. Qu’on me laisse faire mon foutu travail ; rien que ça. Mes enfants, ceux de ma pensée, ils sont là : Rama, le brave Vidya, Gulshen ma mieux-aimée et ma douce Vasilki. Écoute, Sam, essaie de retarder le crépuscule des dieux.

Sur l’écran, Vidya ouvrit les yeux et les garda fixés sur les images de Sole et de Rosson. Des lèvres charnues, longues de trente centimètres, remuaient en silence. Elles lui parlaient mal.

Et la nuit, pendant que les enfants dormaient, leurs acquisitions étaient consolidées par le murmure des émetteurs, le bercement hypnotique de l’apprentissage sous sommeil.

À midi, au réfectoire, encore une sale petite escarmouche avec Dorothy.

Sole était assis à la même table qu’elle et, tout en mâchant un morceau particulièrement cartilagineux de viande bouillie, se disait qu’affectivement Dorothy était passablement indigeste. À l’encontre de Sole, on ne sentait guère en elle l’amour risqué que celui-ci avait pour ses enfants. Mais, fort heureusement pour ceux dont elle avait la responsabilité, elle était assistée par Rosson qui était tout simplement humain et chaleureux.

« Dis-moi, Dorothy, ça t’arrive, de te demander ce que deviendront les enfants quand ils seront grands ? lâcha étourdiment Sole. Qu’est-ce qu’ils vont faire, d’ici quatorze ou quinze ans ? »

Elle fit une moue pincée.

« Je pense qu’on peut contrôler leurs pulsions sexuelles…

— Ce n’est pas du sexe que je parle, mais d’eux, en tant que personnes. Qu’est-ce qu’ils vont devenir ? J’ai l’impression qu’on ne se pose pas beaucoup la question.

— Est-ce qu’on a vraiment besoin de se la poser ? Je suis sûre qu’ils trouveront leur vraie place.

— Quel genre de place ? Dans les ténèbres extérieures ? Une place dans une bouteille thermos lancée à la mer de l’espace en direction de l’étoile la plus proche ? Tu les vois, en équipage de vaisseau spatial ? »

Dorothy Summers qui, apparemment, n’avait pas de cartilage dans son assiette, avalait ce qu’elle y trouvait.

« J’ai dit à Sam que c’était une erreur d’engager des gens mariés, dit-elle d’un ton acerbe. Je ne pense pas qu’avoir un enfant à toi t’aide à être objectif. »

Instinctivement, Sole pensa à Vidya. Avant de se rappeler que son enfant à lui s’appelait Peter.

« Peux-tu te représenter la totalité de la population de la Terre ? demanda-t-elle. Je m’explique : peux-tu te la représenter visuellement ? Tous les enfants qui seront nés avant demain, ou emportés avant ce soir par un accident ? Quelle importance – alors qu’une douzaine de garçons et de filles soient élevés – j’ajouterais même : somptueusement – dans des conditions quelque peu inhabituelles ? Mon petit vieux, ce n’est pas dans mon giron qu’il faut venir pleurnicher tes angoisses des matins d’hiver. »