Désarçonné, Sole sourit quand même.
« Tu peux te représenter, visuellement, ce qu’aurait été la vie de ces mômes s’ils n’étaient pas venus ici ? À côté du tas d’ordure qui les attendait, Haddon est la caverne d’Aladin !
— La caverne d’Aladin, vraiment ? Puissent-ils en découvrir, pour nous pauvres mortels, le sésame-ouvre-toi et…
— Mais oui, Chris, mais oui. Et même, je vais te dire : s’ils ne le trouvent pas pour nous, ce sera quelqu’un d’autre. Les Russes sont en train de mijoter de drôles de choses dans leurs hôpitaux psychiatriques… et je ne parle pas des intellectuels qu’ils y bouclent.
— Cette viande est dégueulasse », dit Sole, espérant par là échapper aux griffes de Dorothy qui, au contraire, comme les dents de sa fourchette dans un morceau de viande, les enfonça encore plus profondément, car elle venait d’apercevoir Sam Bax qui se dirigeait vers eux, son assiette de ragoût à la main. D’un ton faussement enjoué, elle lui rapporta leur conversation dès qu’il fut assis.
Sam hocha la tête d’un air compréhensif.
« Chris, tu connais l’histoire de cette vieille fille américaine et de sa fleur carnivore ? »
Et Sam se lança dans une histoire à la fois drôle et tordue où, très adroitement, il faisait voir la vieille fille sous les traits de Dorothy (ce qu’elle était), tandis que la fleur (qu’on pouvait supposer bleue) valait pour Sole. Il avait, par la même occasion, éludé le débat et clos la discussion. Apparemment, Sam, aujourd’hui, tenait à ce que la concorde règne au sein de son équipe.
« La femme vivait dans un gratte-ciel de New York où tous les animaux d’appartement, poisson rouge compris, étaient interdits, expliqua Sam avec une rondeur de rouleau compresseur, ne s’interrompant que pour enfourner des fourchetées de viande. Pour se sentir moins seule, elle achète donc une plante. Une fleur carnivore. Et, comme cette fleur carnivore peut compter jusqu’à deux, on peut dire que, d’une certaine façon, elle pense…
— Une plante qui sait compter ? releva Dorothy d’un air soupçonneux.
— Parfaitement ! Un coup sur le ressort de ce piège végétal, admettons que ce soit un grain de sable qui tombe, il ne se passe rien. Mais deux coups, comme ferait une mouche qui remue ses pattes après avoir atterri, et la mâchoire se referme. Cela ne s’appelle pas autrement que compter et c’est, dans son genre, une forme de pensée. Pour en revenir à cette femme, son appartement était si propre, équipe de l’air conditionné et si haut perché que les mouches y étaient inconnues. Elle devait donc, pour le bien de sa plante, la nourrir avec de la pâtée en boîte. Deux ans passent et, un jour, elle trouve une mouche dans sa cuisine. Elle se dit : quel régal pour ma plante ! Elle attrape donc l’insecte et le lui donne. La fleur se referme, digère la mouche. Quelques heures plus tard, la fleur était morte d’une intoxication alimentaire. D’une vraie proie vivante ! Morte empoisonnée par la réalité !
— Ou par le D.D.T., glissa Dorothy.
— Moi, je prétends qu’elle est morte d’avoir vécu dans un environnement artificiel. À nous d’en tirer la morale. Ce n’est pas en restant ici dans leurs trois Univers que les enfants courent des risques, mais uniquement si on les en fait sortir.
Sam ne fit qu’une bouchée de ce qui lui restait de ragoût puis, s’appuyant au dossier de sa chaise, observa Sole et Dorothy Summers d’un air patelin.
« Mais il y a plus important que votre petite prise de bec à vous deux. Attendez demain. » Il s’essuya la bouche avec sa serviette de papier, la roula en boule et la lança proprement au milieu de son assiette. « Nous aurons la visite de l’un de nos collègues américains dont je crois savoir qu’il est passablement estimé par les autorités compétentes. »
Il fouilla dans sa poche.
« J’ai là un compte rendu que ce type a rédigé sur le sujet qui t’intéresse, Chris. Tu veux y jeter un coup d’œil entre-temps ? »
Sam lui tendit les feuillets photocopiés.
Thomas H. Zwingler : Analyse par ordinateur des phénomènes de désorientation verbale chez les astronautes au long cours. Première partie : Distorsion des batteries conceptuelles.
Dorothy s’étira les vertèbres cervicales pour déchiffrer le titre.
« Mon dieu, soupira-t-elle d’un air dégoûté, quel titre pompier ! »
De la tête, Sam fit un geste de dénégation.
« Je pense que tu le trouveras moins pompier quand tu le verras en chair et en os.
— Où l’as-tu déjà rencontré ? demanda Sole.
— À un séminaire, aux États-Unis, l’an dernier, répondit Sam sans plus préciser. Tom Zwingler est un chercheur itinérant, il travaille pour pas mal d’organismes. C’est un peu un synthétiseur de recherches.
— Quels organismes ? insista Sole, fâché de s’être montré, quelques instants plus tôt, si vulnérable. La Rand ? Hudson ? La NASA ?
— Je crois savoir qu’il émarge à la National Security Agency, service des communications.
— Un espion, alors ? »
Le sarcasme était également dans le sourcil levé de Dorothy.
« Tout de même pas, si j’en juge d’après son papier, Dorothy. C’est un spécialiste de l’information.
— Un spécialiste de l’entre-deux, dit Dorothy avec un sourire, comme notre Chris ? »
Le visage de Sam se ferma. Il souleva ses rondeurs de sa chaise.
« Ce sera demain après-midi, à deux heures et demie. On lui donnera un aperçu du grand art tel qu’il se pratique à Haddon. D’accord ? »
Sole fit oui de la tête.
« Il faut bien », soupira Dorothy d’un ton revêche.
II
Dans son hélicoptère, un Huey Iroquois Slick de récupération, le capitaine de la police fendait la pluie compacte, car il voulait interroger immédiatement Charlie Faith.
Jorge Almeida, le conseiller brésilien de Charlie, passa la tête par la porte. Personnage longiforme et austère, il avait des yeux sombres et une peau couleur de café abondamment mélangé de lait qui laissaient supposer un Indien dans son ascendance.
« Charlie, on a de la visite », cria-t-il pour faire émerger sa voix du tintamarre de la pluie sur le toit de tôle.
En bon Brésilien, Jorge était fier du Plan Amazone qui ouvrait à la vie une moitié de ce pays qui était en soi la moitié d’un continent et qui, depuis si longtemps, dormait d’un sommeil végétal, n’existant qu’à l’état de paysage enfoui sous les consciences, peuplé d’ombres fabuleuses : El Dorado, cités perdues, anacondas géants qui pouvaient rivaliser de vitesse avec un cheval. Ces vieux songes, Jorge les méprisait au moins autant que les sauvages qui hantaient la jungle comme les esprits familiers de cette contrée mythique. À l’abri dans cette lointaine Amazonie jusqu’ici ignorée, il soutenait objectivement le régime militaire qui avait fait vœu de dompter et de civiliser la région. Ses propres talents avaient été homologués par deux années passées au laboratoire des Travaux publics de Lisbonne et il lui restait en travers de la gorge d’être chaperonné par un ingénieur yankee, quelque temporaire que fut cette situation. Charlie le sentait bien, mais puisqu’ils étaient collés l’un à l’autre par la force des choses, ils s’en arrangeaient du mieux qu’ils pouvaient.