Le premier voyage que fit le matelot Noboru Izanami, de la Marine marchande, hors de ses îles natales du Japon, le mena directement à San Francisco. Il traversa le Golden Gate où les candidats au suicide se tiennent face à la ville pour mourir et il y vit comme un immense torii, un de ces portails de bois menant au sanctuaire du rêve américain.
Noboru prit l’ascenseur jusqu’au sommet de la Colt Tower d’où il filma d’une seule traite toute une bonne demi-bobine. Puis, passé Post et Buchanon, il dirigea ses pas vers le quartier japonais dont il parcourut nostalgiquement les rues commerçantes, émerveillé de trouver si japonaise une ville américaine. Au restaurant Chez Teriko, dont la vitrine était ornée de modèles de mets japonais en matière plastique, il mangea un bol de nouilles frites. En sortant du restaurant, il rencontra deux Sanfranciscains. L’un d’eux était le fils ou le petit-fils d’un immigrant japonais. Par miracle, il parlait encore japonais.
« Eego sukosi mo wakaranai ? Non, Lloyd, il ne parle pas un mot d’anglais. Ano né, kizuke no tame ni ippai yaro, yoshi ? Je lui demande s’il aurait envie de nous faire un brin de conduite. Tyotto sokorahen made…»
Noboru s’inquiéta de savoir s’il serait une gêne.
« Pensez-vous. Do-itashimashite. Anata no keiken no ohanasi ga kikitai no desu. Je fais valoir qu’on aimerait l’entendre parler de ses voyages. Tu ne les connais pas, Lloyd, tu ne les connais pas ! »
Noboru se présenta avec une petite courbette raide.
« Watakusi wa Izanami Noboru desu. Doozo Yoroshiku ! »
Et, se perdant en sourires, ils prirent la direction de l’est dans Post Street.
« Gaikokungo wa dame desu kara né ! »
Noboru fronça le nez en signe d’excuse.
« On dirait qu’il n’est pas doué pour les langues étrangères, Lloyd. C’est notre homme. »
À Valdez, en Alaska, le profil bas d’une ambulance glissait dans les rues déneigées vers l’aéroport. Ses essuie-glaces dessinaient des éventails transparents dans le plumetis glacé du pare-brise.
Une femme au visage plat et bouffi reposait sur le brancard. Sa bouche était entrouverte sur un souffle bruyant.
« Pourquoi faut-il donc la transporter par ce temps ? soupira l’infirmière. Qui lui donnera des explications ? Elle ne connaît pas un mot d’anglais. Vous le saviez ?
— Ce que je sais, lança le conducteur par-dessus son épaule, c’est qu’à Anchorage ils ont un interprète esquimau.
— Moi, c’est à son mari que je pense. Comment lui dire qu’elle a été, comme par enchantement, transportée à plus de cent cinquante kilomètres de chez elle, peut-être pour y mourir seule sans avoir pu parler à quelqu’un qu’elle connaisse ?
— Un rein artificiel est disponible. Elle en a besoin. C’est simple.
— Je ne comprends pas cette avalanche subite de soins sur une pauvre femme analphabète. Il faut avoir les moyens, pour le rein artificiel.
— C’est peut-être son jour de chance. Prenez soin de dire au mari que c’est pour le bien de sa femme. C’est un pêcheur, non ?
— Oui, un pêcheur tout ce qu’il y a d’ordinaire. C’est ça que je ne comprends pas. »
L’ambulance traversait doucement l’étendue neigeuse.
XVI
À la nuit, les femmes du village alimentèrent en bois les foyers surélevés de la petite clairière et y mirent le feu.
Le feu s’éparpilla à la surface de l’eau, dansant sur les rides provoquées par le martèlement des pas.
Pierre tournait toujours autour de la hutte, fendant l’eau de ses cuisses et gémissant. Son corps était blafard dans la lumière vacillante.
La nuit tomba et les insectes s’abattirent, la suivant de près. Les trois spectateurs à jeun de drogue subirent l’assaut des piqûres suivies d’un prurit féroce. Tom Zwingler parvint à dénicher dans son sac un tube d’onguent répulsif.
« Je jurerais qu’il y a des choses qui me grimpent le long des jambes, dit Sole avec un frisson dégoûté tout en s’enduisant de pommade. Vous avez vu que Pierre est couvert de ces putains de sangsues ? Vous ne sentez rien, vous ?
— Elles ne peuvent pas traverser le tissu, remarqua avec un optimisme incertain Chester qui ne chérissait guère l’idée de servir de mangeoire aux sangsues. Ce que vous sentez, c’est l’eau qui coule contre vos jambes, et c’est tout.
— Qu’est-ce qui fait bouger l’eau ?
— Tous ces types qui dansent.
— Les Indiens n’ont pas l’air très gênés par les mouches. C’est sans doute à cause des feux. Les femmes et les enfants se sont rassemblés autour.
— Approchons-nous aussi. De toute façon, les hommes sont fin défoncés. Ils pourraient difficilement être plus indifférents.
— C’est bizarre, non, de ne pas faire attention à des étrangers qui les observent ? Alors qu’un étranger est mêlé à leur danse. D’après ce qu’écrivait Pierre, je m’étais imaginé qu’ils étaient farouchement dissimulés.
— Il y a qu’on n’existe pas, mon vieux, ricana Chester. Mais ils ne perdent rien pour attendre. »
Et il brandit son fusil à fléchettes.
Eux non plus ne pouvaient guère qu’attendre. Et toujours pas d’hélicoptère.
Ils regardèrent à la lumière des flammes les visages transfigurés par l’extase. Ils attendaient et le Bruxo aux narines sanguinolentes conduisait l’interminable farandole des hommes autour de la hutte.
Ils écoutaient sans les comprendre les voix psalmodiant les vieux mythes.
« Tom, voilà que le courant change de sens !
— Fermez-la, avec vos foutues sangsues. Évidemment, que je sens quelque chose, mais pas la peine d’en parler !
— Vous pensez que c’est à cause du barrage, Chris ?
— Quelque chose comme ça.
— Mais mon vieux, c’est qu’il va falloir des jours entiers pour que ce coin se retrouve au sec ! »
Cela laissa Tom Zwingler pensif.
« On n’est pas loin ici d’un des principaux bras de la rivière. Si l’effet se fait sentir dès maintenant, c’est que ça va se vider en un clin d’œil…
— Ce n’est pas vous qui avez dit que le barrage allait se déchirer ou je ne sais quoi comme un sceau adhésif ?
— Si, je pense que c’est moi, Chris.
— Donc, si on sent le courant ici, qu’est-ce que ça doit être en aval !
— Peut-être un peu plus qu’on n’avait prévu ? Mais alors où peuvent bien être Chase et Billy ?
— Ce n’est peut-être que l’eau qui remonte. En tout cas, ça vaut mieux que les sangsues, grogna Chester.
— Quel était le retardement de ces explosifs, Chester ?
— Quinze minutes, monsieur Sole. Ils n’avaient qu’à les laisser tomber du haut de l’hélicoptère sur le côté du barrage…
— Ce n’est pas un peu juste, comme délai ?
— Mon Dieu non. Ils continuent tout droit après les avoir largués. Pas de panique. Ils seront à des kilomètres du point d’explosion. »
Lorsque la seconde cantine métallique disparut sous l’eau, Gil longea sur quatre kilomètres l’axe du barrage, jusqu’aux arbres.
Au moment où il prenait de l’altitude au-dessus du premier contrefort végétal, une demi-douzaine de trous larges comme une pièce de monnaie s’inscrivirent dans le plexiglas.
Le maxillaire inférieur de Gil vola en éclats.
En giclées de sang et d’esquilles d’os.
Il s’abattit sur le manche à balai où son corps resta, oscillant en équilibre instable. Des derniers lambeaux de sa bouche s’échappait un bêlement.