— Il est vivant. Ce que je suggère, c’est qu’on le maintienne dans cet état. S’il n’a pas d’yeux, il a peut-être une raison.
— Et comment ! Son ADN a été complètement esquinté par ce champignon !
— Ça lui permettra peut-être de voir une autre réalité extérieure à celle-ci. Qui peut prédire le langage dont il sera capable ? Et quelle réalité celui-ci pourra-t-il décrire ? On ne pourrait rien trouver pour nourrir ce bébé ? S’il respire, il peut bien manger.
— Apparemment, les Rois Mages sont rares, dans le coin, observa ironiquement Zwingler. Ou alors, ils ont mieux à faire.
— Je connais l’explication, intervint vivement Pierre. Kayapi leur a dit qu’il vous avait embauchés parce que vous étiez des Bruxos caraiba. Donc ils restent à l’écart.
— Pourquoi ne nous l’avez-vous pas dit ? Voyons si on peut trouver du lait pour ce mioche. Allez, le Français, montrez-moi où. »
Chester le saisit par le bras et lui fit prendre le chemin du village.
Sole entra dans la hutte pour examiner de nouveau l’enfant du maka-i.
Quelle envolée d’imagination l’avait poussé à parler de réponse ? Il cherchait une brindille où se raccrocher. Il faudrait des années de patientes recherches pour démêler l’embrouillamini écologique, chimique et linguistique de la culture xemahoa. Et on finirait peut-être par découvrir que ce peuple avait tout simplement isolé une substance potentialisante analogue à celle que le Centre Haddon avait déjà synthétisée, mais douée d’effets secondaires hallucinatoires et tératogènes particulièrement indésirables, porteuse de monstres et de visions plus que d’un surcroît d’efficacité de la pensée.
Le bébé poussa un couinement de petit chat lorsque l’ombre de Sole passa sur son cerveau nu. À titre d’expérience, il fit aller et venir son ombre. Et si le bébé pouvait ressentir les différences d’ombre et de lumière ?
Et puis quoi ? Il finirait par mourir et ce serait mieux ainsi, comme pour sa mère, cadavre charcuté qui reposait à côté de lui, et à qui neuf mois de réclusion droguée n’avaient rapporté que ce tourment sanglant.
Chester revint du village en tirant sans ménagement une femme par le poignet. Les mamelons de ses seins gonflés de lait étaient comme deux poivrières ventrues. Pierre alla au-devant d’elle et lui dit en xemahoa quelques paroles rassurantes.
Elle laissa échapper un gémissement de terreur en voyant la mère, morte, et le bébé monstrueux, mais Chester, qui la maintenait fermement, lui enfonça un long index noir et impérieux dans l’aréole du mamelon avant de l’introduire dans la bouche du bébé.
« Et vous, le Français, dites-lui de ne pas prendre le bébé dans ses bras, elle l’esquinterait. »
La femme finit pas comprendre ce qu’on attendait d’elle. Elle se pencha au-dessus du bébé et guida le bout gonflé de son sein entre les lèvres qui se refermèrent sur lui pour téter avidement.
« Dieu seul sait comment ça va se passer dans son corps de l’entrée à la sortie. Si ça se trouve, il est tout emmêlé et plein de nœuds à l’intérieur. Comme dans l’histoire, non ? Le serpent malin qui s’était noué lui-même ? » Et Chester resta à surveiller la femme, au cas où elle aurait endommagé une excroissance.
« L’apprenti du sorcier traîne dans le village en roulant des yeux affolés. On dirait qu’il a compris qu’il n’est plus le successeur de cette pourriture…
— Même si vous, vous vous prenez pour un nègre blanc, lui, ce n’est pas une pourriture », gronda Pierre.
Chester ne répondit que par un rire méprisant.
Une demi-heure plus tard, la femme avait déguerpi vers le village. Mais Pierre lui avait dit de revenir et elle avait promis qu’elle le ferait.
Puisque personne d’autre ne semblait vouloir faire quoi que ce soit du cadavre de la mère. Chester le porta hors de la hutte et le laissa plus loin dans la forêt, coincé au creux d’un arbre. Lorsque l’eau aurait complètement reflué, il serait alors possible de l’enterrer. De l’enterrer ou de le brûler, selon ce que la coutume dicterait aux Xemahoa. Il revint dans la hutte et se coucha, après un haussement d’épaules dégoûté, à côté du monstre sur la litière. Seul cet endroit était au sec.
Au cours de l’après-midi, Pierre réapparut avec du poisson séché et une espèce de rave farineuse sommairement bouillie qu’il tendit à Sole.
Sole partagea la nourriture avec ses deux compagnons et c’est là qu’il se rendit compte de la faim qui le tenaillait. Poisson séché et racine bouillie lui parurent délicieux.
Lorsqu’ils eurent fini de manger, Pierre demanda :
« Chris, explique-moi ce qui se passe. Il avait retrouvé toute sa lucidité. Dois-je comprendre que le gouvernement américain a saboté son propre barrage pour les beaux yeux de quelques Indiens ? C’est assez énorme. »
Sole prit son courage à deux mains et lui expliqua.
L’explication qui s’ensuivit laissa Sole dans un état d’épuisement cotonneux. Il se sentait émoustillé, dans un état d’abandon presque érotique, coupable, donc très vulnérable, comme si, dans un recoin obscur de lui-même, il avait cédé aux instances du Français. Comme si Pierre venait de retrouver, dans la conscience de Sole, son ancien statut de surmoi. Mais cela, justement, n’avait plus de réalité. Il s’était débarrassé de ce poids. Il était libre. Il était simplement question de trouver le meilleur moyen d’extorquer à Pierre sa complicité pour ce qui allait suivre et puisqu’il était la seule personne à avoir de l’ascendant sur Kayapi. Sole avait donc dû y aller de sa confession pour obtenir l’impulsion émotive suffisante. Car les faits sèchement présentés ne suffisaient pas à Pierre.
Tom Zwingler, lui, ne voyait pas l’utilité de tout cela. Il considéra la conduite de Sole avec un mépris et une hostilité affichés, bien qu’étant lui-même assez peu convaincu de ce qu’exigeait le déroulement de l’opération. Il commençait à se sentir nu sans la protection des trois pierres rouges. Il était resté trop longtemps exposé.
Pour Sole, cette explication délicate et fragile qu’il avait eue avec son ancien ami, l’ex-amant de sa femme, avait été extrêmement troublante. Celui-ci restait l’homme qui avait donné naissance à son fils.
Pierre s’éloigna pour réfléchir, ou peut-être pour dormir.
Sole chercha un endroit où étendre son corps exténué. La tension avait mis ses nerfs à nu. Chester s’éveilla lorsque, pour la seconde fois, il pénétra dans la hutte. Sole prit sa place sur le lit d’herbe sèche. Il s’endormit à côté du bébé.
Et toujours pas d’hélicoptère.
Lorsque les étoiles parurent, la femme revint du village pour donner la tétée au bébé.
Pierre, lui, ne se montra pas, si ce n’est pour leur apporter encore du poisson séché et des racines. Cette nourriture lui sembla déjà moins bonne. Il refusa de parler des Sp’thra et de l’affaire des cerveaux. De toute façon, cela reculait toujours plus dans un passé indifférent et lointain car le jour suivant se leva dans la pluie pour se coucher dans la bruine, précédant une autre aurore mouillée.
Zwingler s’assombrissait. Il regardait machinalement l’heure à sa montre. À mesure que l’Américain se laissait aller à la morosité, Sole, lui, récupérait. Le problème des Sp’thra n’était plus qu’une parenthèse ectoplasmique entre l’univers clos de Vidya et la réalité non moins close et solide des Xemahoa. Mais, dans son esprit, ces deux mondes séparés avaient établi des relations saines et propres.
Sole commença à se rendre au village pour voir ce qui s’y passait, assistant, avec une fascination toujours plus grande, à la renaissance de la vie chez ce peuple de la forêt. Des femmes tissaient des rets à poissons, passant et repassant, dessus et dessous les longs brins de fibre végétale selon un dessin dont Pierre disait qu’il était dérivé de celui des constellations : les étoiles étaient dans l’eau du ciel les proies lumineuses prises au piège de lignes imaginaires et, de même, les poissons, dans l’eau, étaient censés se prendre les nageoires dans ces rets, abusés par la ressemblance des lignes entrelacées. Des femmes fumaient les poissons que les hommes vidaient avec un soin extrême, l’éviscération étant un privilège masculin mais, en raison d’un certain je-m’en-fichisme des hommes, un monticule de tripaille pourrie restait en permanence non loin des huttes, entouré d’une nuée de mouches, ce qui par ailleurs avait peut-être pour effet de maintenir ces insectes à l’écart des huttes elles-mêmes.