Les petits garçons jouaient aux billes avec des cailloux ronds et des calebasses percées d’un trou. Le gagnant prenait la calebasse pleine de billes et, tournant sur lui-même, la secouait comme des maracas. Alors les petites filles essayaient de se faufiler et de voler les billes qui pouvaient s’échapper de la calebasse pendant la danse du garçon. Inévitablement, le garçon perdait une partie de ses gains. Il se lançait donc à la poursuite des voleuses protégées par les manœuvres de diversion de leurs compagnes. Cela menait inéluctablement à un concours de rire ; à la fois prétexte à des chatouillis investigateurs et jeu d’endurance, qui se déroulait dans un entrain extraordinaire.
Jusqu’à une heure avancée de la troisième journée qui suivit la naissance, Kayapi et le Bruxo restèrent enfermés dans la hutte close par une natte tendue devant l’entrée. Puis le jeune Indien réapparut, les traits tirés mais plein de confiance en lui, tel un coureur de fond que la dernière ligne droite sépare de la victoire. Il appela les Xemahoa à se masser autour de lui. Un peu à l’écart de la foule, le disciple du sorcier regardait et, à son visage obstinément fermé, on voyait que c’était à lui, maintenant, de jouer le rôle du lépreux.
Lorsqu’il jugea le nombre suffisant, Kayapi retourna dans la hutte d’où il sortit en tenant le vieillard. Sur les lèvres et le nez du Bruxo, le sang était toujours collé en croûte noire couverte de mouches qu’il n’avait plus la force de chasser. Sa peinture avait coulé, s’était mélangée et avait pris la teinte de ces boulettes qu’on pétrit de pâtes à modeler de diverses couleurs. Son rutilant plumeau pubien était collé et maculé de boue.
C’est d’ailleurs la boue qu’avait laissée la décrue que regarda le vieux chaman avant de sourire.
Le formidable unisson du rire des hommes répondit au sourire.
Mais ils prenaient leur rire au sérieux, remplissant de son tonnerre la clairière pour en chasser les derniers miasmes d’inondation. De tous les hommes, seul l’apprenti-sorcier refusa de rire, gardant un visage contraint jusqu’au moment où, l’oreille basse, il s’éclipsa, pourchassé par le rire que Kayapi lançait dans sa direction.
Kayapi et le Bruxo se rendirent à la hutte où reposait le bébé.
Devant la hutte tabou, Kayapi fit de grands signes impatientés pour signifier à Chester et à Zwingler de s’écarter. Puis, prenant le vieil homme par le bras, il le fit entrer. Sole s’approcha de Pierre.
« Que vont-ils faire avec le bébé ? Tu en as une idée ? »
Pierre haussa les épaules, égalant ainsi Kayapi dans le mépris.
Ils restèrent longtemps à l’intérieur. Les étoiles avaient paru et maintenant la lune illuminait la clairière. Chester et Zwingler étaient en arrière des Indiens, l’oreille aux aguets. Chester tripotait nerveusement le fusil à fléchettes, Zwingler regardait sa montre et, si l’on exceptait l’absence de foyers lacustres au-dessus de l’eau qui, l’avant-veille encore, montait à mi-cuisses, et l’absence d’une mère dans la hutte, cet instant était la réplique de celui de la naissance. Puis, de la hutte parvint une série de forts gémissements auxquels répondirent ceux des femmes massées à l’extérieur et qui, faute de participer aux événements des trois jours précédents, n’avaient été que des spectatrices passives. C’étaient les gémissements de la douleur de l’enfantement que les hommes xemahoa recouvrirent aussitôt d’un tonnerre de rires.
« La petite saleté serait morte si je ne lui avais pas donné à manger, gronda Chester. Comme vous le disiez, monsieur Zwingler, tout ça, c’est complètement arbitraire.
— Ils sont parfaitement conscients de ce qu’ils font », lui rétorqua Pierre avec hauteur et non sans une ombre de solennité que Sole trouva superflue.
Après une longue séquence de gémissements et de rires au clair de lune, le Bruxo apparut à l’entrée de la hutte et s’adressa à la tribu.
Pierre condescendit à faire l’interprète.
« Des changements sont en cours. Il faut que je vous raconte la nouvelle histoire, celle du serpent qui est sorti de la pierre et qui se retrouve maintenant lové à l’extérieur de la pierre. Le Bruxo dit que l’enfant n’a pas d’yeux parce qu’il n’en a pas besoin. Les yeux sont le tunnel que le cerveau emprunte pour voir. Mais le cerveau de cet enfant est déjà sorti de sa tête. Il nous regarde, il sait que nous sommes là sans avoir besoin de recourir à des yeux, il voit par lui-même…
— Ce que j’admire, c’est l’imagination de ce type.
— Vous n’y connaissez rien. Vous assistez en ce moment à la naissance d’une pensée mythique. Ce peuple endogame est peut-être sur la voie d’un changement considérable.
— Et moi je dis que c’est un bel exemple d’opportunisme. Il lui a fallu trois jours pour se forger un alibi…
— Si seulement nous étions capables de donner à nos propres convulsions culturelles des explications aussi riches de sens…, soupira Sole.
— Parfaitement ! » s’exclama Pierre avec ardeur, tournant vers Sole un regard pour une fois empreint de quelque sympathie.
Puis Kayapi sortit, présentant dans ses bras l’enfant éclaté au clair de lune. De la petite bouche s’échappaient des couinements de chaton nouveau-né.
« Bon Dieu, fais attention », souffla Chester qui ne cessait de manipuler, avec une fébrilité impuissante, son fusil à fléchettes.
Kayapi, portant l’enfant à bout de bras, le présenta aux étoiles et à la lune, parcourant ainsi, d’une démarche minutieuse et prudente, les rangs des Xemahoa, tandis que le Bruxo continuait de vaticiner, debout devant l’entrée de la hutte.
« Le cerveau qui pense est sorti au jour. Il demande si les rêves ont déserté le peuple xemahoa. Non, car Kayapi, mon fils extérieur qui connaît le monde extérieur va replacer les rêves dans la pierre xemahoa. Comment ? Regardez-les. L’eau est partie du xe-wo-i, c’est-à-dire de l’arbre qui accueille le parasitisme du champignon. La mère du maka-i est partie reposer dans les bras du xe-wo-i…»
Le Bruxo fit quelques pas trébuchants vers la foule qui, après s’être divisée, le suivit, lui et Kayapi qui, tenant l’enfant dans ses bras levés, s’enfonçait dans la forêt.
Ils arrivèrent devant l’arbre où Chester avait calé le corps de la mère. Le cadavre était toujours à la fourche des deux branches.
« C’est celui-ci, l’arbre ?
— Comment le saurais-je, répliqua sèchement Pierre. Je vous ai dit que je n’ai jamais pu le savoir…
— Peut-être, mais quelle coïncidence, ironisa Chester. Si ça se trouve, il vient tout simplement de décréter que ce serait l’arbre à champignon. Quelqu’un a dû aller en douce dans leur hutte les avertir que j’avais placé le corps ici. Il tire vraiment parti de tout, le salaud…»