« Kayapi…» Le nom passa les lèvres du Français comme un crachat.
«… c’est peut-être un génie xemahoa.
— … n’est qu’un opportuniste de bas étage, un sale petit Hitler de village.
— Tu déconnes, Pierre. Tu avais raison tout à l’heure en disant que c’était un forgeur de mythes, un leader culturel. Je vais te dire autre chose. Nous aussi, nous allons devoir agir sauvagement et non pas pour un seul village indien, mais pour toute cette foutue planète.
— Ce sont des mots, encore des mots…
— Si nous devons, pour satisfaire à nos exigences, aller jusqu’à ouvrir des crânes pour en extraire le cerveau…»
L’hélicoptère se posait. Le pilote n’en était pas le Texan, et le passager n’était ni Chase ni Billy ; mais les deux hommes avaient cette même uniformité impeccable de Mormons des gens du Soft War Corps que Chester lui-même, un Noir, parvenait à se donner avec son visage de statuette souvenir polie. (En fait, il ressemblait plutôt à un Queequeg désemparé armé de son inséparable harpon.)
Tom Zwingler, astiquant vigoureusement ses yeux ternis par le sommeil, surgit de la hutte de Pierre.
« Zwingler ?
— Dieu soit loué ! Vous venez de Franklin ? Que s’est-il passé ? »
Le passager fit comme s’il n’avait pas entendu la question.
« Pourquoi le ciel est-il sombre, la nuit, Zwingler ?
— L’univers est en expansion », répondit-il avec un sourire car il retrouvait là le monde réconfortant des certitudes, des mots de passe et de la discipline dans l’organisation. Mais son expression se fit plus hésitante lorsqu’il perçut l’hostilité soudaine de son interlocuteur.
L’autre ne souriait pas.
« On vous embarque immédiatement. Inutile d’amener un de ces Indiens avec vous. Le projet « Saut-de-Puce » a été modifié.
— Mais… pourquoi ? Nous avons trop tardé ? Les extra-terrestres sont partis ?
— On vous expliquera en cours de route, Zwingler. Pour l’instant, on a le diable aux fesses. L’aviation brésilienne est à nos trousses.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’ils font ? » explosa Chester. « Eux, ils… NOUS ?
— Oui, l’aviation brésilienne. Ou plutôt, une partie de ses forces. Ce que je peux vous dire, c’est que les derniers jours ont été fertiles en imprévu. Il y a la guerre civile au Brésil. Et le merdier s’étend sur une demi-douzaine d’autres pays. C’est vous qui en êtes la cause, vous et vos génies de la destruction. »
L’homme toisa hargneusement le trio.
« Un drôle de merdier…
— Nous ne sommes au courant de rien. Nous n’avions pas de radio. Nous nous sommes contentés d’attendre ici.
— Vous apprendrez bien assez tôt dans quel guêpier vous nous avez fourrés. La radio… ah ! oui, c’est pas beau à entendre, en ce moment. Combien êtes-vous ? Je croyais que vous n’étiez que trois.
— Vous viendrez bien avec nous, Pierre », demanda sournoisement Zwingler.
Un espoir soudain faisait briller les yeux de Pierre.
« Vous avez parlé de révolution ? L’aviation serait du côté de la révolution ?
— Quelque chose comme ça », répondit le démarcheur mormon.
L’allégresse arracha à Pierre un murmure : « La révolution ! » Il regarda autour de lui à la dérobée, comme s’il s’apprêtait à bondir dans la forêt pour y rejoindre, sans plus attendre, les combats.
Sole surprit son regard et lui répondit par un sourire que n’aurait pu désavouer Iago.
« Ce n’est pas au fin fond de cette jungle que tu pourras faire quoi que ce soit, Pierre. Viens plutôt avec nous. »
Ce faisant, Sole sentait bien qu’il lui parlait comme un policier conseillant au criminel de le suivre sans faire d’histoires.
Pierre, plein d’un enthousiasme fébrile, mais sur la défensive, hésita.
Ce léger contretemps suffit seul à indisposer les nouveaux venus.
« Vous pourriez peut-être vous dépêcher ? Le Français peut faire ce qu’il veut. Mes consignes sont de vous faire sortir d’ici le plus tôt possible. Imaginez que les Brésiliens vous repèrent, je ne donne pas cher de notre sécurité. La situation est explosive. »
Sole ne put s’empêcher de rire.
« C’est nous, qui faisons courir un risque ? C’est vraiment le monde à l’envers ! »
Des idées de fuite se lisaient toujours dans le regard errant de Pierre.
« D’ailleurs, le Français aussi nous fait courir des risques », dit Chester avec un large sourire. Il leva son fusil à fléchettes et, comme par accident, décocha un trait dans l’épaule nue de Pierre. « Désolé, Pihair », dit-il dans un éclat de rire, singeant la prononciation de Kayapi.
Pierre trébucha, parvint à s’éloigner de quelques pas, les yeux égarés puis il s’écroula, la tête en avant dans la boue et resta inerte.
Chester tendit le fusil à Tom Zwingler et, de sa démarche dansante, s’approcha du corps de Pierre. D’un seul bras, il le hissa par-dessus son épaule et le porta ainsi jusqu’à l’hélicoptère.
Sole pensa qu’après tout il valait mieux qu’il en soit ainsi.
De toute évidence, Pierre n’aurait pas été capable de séjourner plus longtemps dans la forêt. Son corps avait terriblement souffert des mouches et des sangsues. Ses forces s’étaient épuisées dans la tension des derniers jours.
Aidant Chester à faire monter la légère carcasse de Pierre dans l’hélicoptère, Sole se sentit envahi par une sorte d’alanguissement coupable. Quant à Chester, il lui avait suffi, pour être heureux, de se servir enfin de son harpon.
Survolant l’étendue plane de la forêt, ils traversèrent des zones de bruine et d’arcs-en-ciel. Pendant ce temps, l’homme pressé, qui s’appelait Amory Hirsch, leur donna le détail des événements. Les trois hommes, arrachés abruptement de l’éternité immobile du village indien, écoutèrent avec un frisson de terreur les bouleversements du monde extérieur qu’avait si absurdement entraînés leur action. En cherchant une aiguille dans une meule de foin, ils avaient mis le feu à la meule.
Ils s’entendirent raconter la catastrophe de Santarém. Les dizaines de milliers de victimes du flot dévastateur. Les navires de haute mer emportés en pleine forêt vierge, culbutés et leurs chaudières explosant au milieu des arbres. Les assassinats des conseillers américains avant que leurs assassins eux-mêmes soient balayés comme des épaves. Le mascaret de colère et de haine déferlant sur les villes du Brésil. Et, au milieu de cette confusion et de cette mouvance, un seul fait présentait quelque résistance, protégé par le peu de prise qu’il offrait à la raison, à savoir l’usage insensé et terrifiant qu’avaient fait les Américains d’armes nucléaires pour saboter leur propre plan d’aménagement de l’Amazonie.
Ils apprirent comment les piqûres d’aiguille des explosions avaient été détectées par un satellite chinois placé sur orbite transpacifique et dont il était clair maintenant pour tout le monde que le rôle principal était de guider les missiles intercontinentaux de la République populaire. « Deux misérables kilotonnes ! » geignit Amory Hirsch, décontenancé par la petitesse des moyens employés. Petitesse peut-être, mais de la taille qui avait fait déborder le vase aux deux sens du terme, écologique et politique. Après la découverte des Chinois, c’en était fini de l’alibi géophysique, c’en était fini de la comédie des satellites chinois à musique dont le dernier tube à avoir gravi les hit-parades n’était autre que Pilotés par le timonier rouge.