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Se moquant pas mal de se démasquer, ils avaient laissé la rumeur se répandre. Une rumeur ? Non, une avalanche, plutôt, qui ensevelissait le monde. Pendant ce temps, les Soviétiques encaissaient, ce qui, premièrement, n’était pas dans leurs habitudes et, deuxièmement, éveillait le soupçon. Puis, sur toute la Terre, les nations se regardèrent, partagées entre le soupçon et la terreur, car pour la première fois depuis Nagasaki les armes nucléaires avaient parlé. On incendia et pilla les biens américains à Rio et à São Paulo. Une fraction de l’armée brésilienne et de l’aviation se rebella. Le reste, paralysé, se refusait à intervenir. Le corset autoritaire dans lequel le régime sanglait le pays céda soudain. S’ensuivirent folie et anarchie, illustrées par cette attaque au napalm de l’ambassade américaine à Brasilia. De ville en ville, une vague d’anarchie se propagea par tout le pays. Se propagea dans les esprits. Les organisations clandestines de guérilla proclamèrent Belo Horizonte ville libérée et installèrent un gouvernement provisoire. Et cette frénésie libertaire s’étendait au rythme de la houle, onde de choc née du cataclysme amazonien, qui secouait les pays voisins, les infectait, les contaminait.

« En 1975 tous les gens du pays se sont levés, murmura Sole.

— Vos sympathies, je m’en fous, mais vous pourriez éviter de vous tromper de date, lui dit Amory Hirsch qui le couvrait d’un regard glacial.

— Excusez-moi, je pensais à autre chose.

— Comme ça, vous pensiez à autre chose ! Bravo !

— Oui, ça va mal, dit Tom Zwingler d’un ton préoccupé. Et pour l’autre histoire, qu’est-ce qui se passe ? C’est trop tard, maintenant, pour les étoiles ? Les extra-terrestres ont plié bagage ? C’est pour ça qu’on revient les mains vides ? »

Amory Hirsch eut un rire crispé.

« Vous ne perdez rien pour attendre et… ce n’est pas du tout ce que vous croyez. »

Zwingler se rongeait désespérément un ongle.

« Que voulez-vous dire, Hirsch ? Je ne vois pas ce qu’on peut en attendre si ce n’est le plus beau cadeau qui ait jamais été présenté à l’humanité sur un plateau d’argent !

— Sur une soucoupe volante, vous voulez dire, répliqua Hirsch dans un éclat de rire.

— Mais je vous dis que nous avons trouvé ce que nous étions venus chercher. Je ne vois pas, dans tout ce gâchis, ce qui nous empêche de ramener quelques Indiens aux États-Unis ? »

Hirsch secoua la tête.

« Ne vous en faites pas, mon vieux. C’est dans l’avion qui décollera de Franklin que vous reprendrez contact avec le plan de la réalité. Les pots cassés en Amérique du Sud, on peut encore les recoller. Pour l’essentiel, ça dépend de ce qu’on est disposé à poser sur l’autre plateau de la balance. L’histoire, la politique, l’opinion publique, ce n’est qu’une question d’équilibre. De trouver le point d’appui adéquat. Les Chinois, eux, ont accepté de brûler leur satellite pour nous mijoter cette salade. Il ne nous reste qu’à doubler la mise, et avec à propos. Le plus drôle, c’est que nous pouvons compter sur l’aide des Russes pour étouffer cette révolution. »

Plusieurs heures plus tard, un Sole et un Zwingler incrédules apprenaient de la Canal Zone Radio que le lest antihystérie était lâché. Archimède disait : qu’on me donne un point d’appui et un levier assez long, et je soulève le monde. Apparemment, les Étrangers avaient été désignés pour jouer le rôle de point d’appui extra-terrestre.

Mais quel levier utiliserait-on ?

«… Encore du nouveau pour ce bulletin de vingt et une heures. Il y a une demi-heure, nous apprenions le contenu du communiqué américano-soviétique. Des extra-terrestres originaires d’un autre système solaire opéraient au voisinage immédiat de la Terre. Nous apprenons maintenant que le satellite géant visible au-dessus du Pacifique, de la Sibérie et de l’Islande et dont le lancement avait été attribué, la semaine dernière, aux Soviétiques, n’était qu’une invention commune des deux puissances spatiales destinée à éviter une panique mondiale.

— Incroyable, balbutia Zwingler qui se tripotait la pomme d’Adam…,

— … Leurs intentions hostiles sont certaines depuis la destruction d’un engin spatial américano-soviétique entraînant la mort de trois astronautes et la destruction, également, de satellites inhabités qui croisaient la route du vaisseau extra-terrestre. La submersion du bassin de l’Amazonie consécutive à la rupture d’un barrage principal au moyen d’explosifs nucléaires et dont les Chinois se sont faits l’écho, est en rapport direct, affirme le communiqué conjoint, avec la présence d’Objets volants non identifiés dans la région…

— Les salauds !

— Du calme, Zwingler, dit Hirsch avec un haussement d’épaules. Pour l’instant, vous n’êtes qu’un passager, alors laissez-vous emmener. C’était naïf de votre part de faire confiance à des non-humains alors qu’on ne peut même pas faire confiance à des êtres humains. Vous n’êtes pas d’accord avec moi ? » Et, abruptement, il tourna son visage de marbre vers ses compagnons de voyage. « Pour moi, non humain, ça ressemble beaucoup à inhumain, pas vrai ?

— … Consultations urgentes entre les gouvernements américain et soviétique par le téléphone rouge depuis maintenant plusieurs jours. Selon les termes du communiqué conjoint, il a été jugé plus prudent de divulguer la présence de ce vaisseau étranger une fois ses intentions hostiles établies, afin de prévenir tout mouvement de panique qui pourrait résulter de sabotages nucléaires ultérieurs d’importantes installations industrielles…

— J’ai rarement entendu des mensonges aussi grossiers ! Ma parole, ils ne pensent plus aux étoiles !

— … De même que le communiqué souligne avec insistance que toute explosion nucléaire ne devra pas être interprétée comme une manifestation d’hostilités américano-soviétiques. Actuellement, des consultations sont en cours avec les autres membres du club nucléaire pour éviter tout malentendu…

— Les Sp’thra ne peuvent plus être dans le Nevada !

— Oh ! que si, ils le peuvent, tonitrua Hirsch. C’est parfait pour ces inhumains ! » Un sourire de crocodile lui crispa les maxillaires.

«… En politique intérieure, on annonce que le président s’adressera à la nation dans une demi-heure, au moment précis où le Premier soviétique s’adressera au peuple russe…

— C’est de la folie !

— Ce n’est pas plus fou que ce qui se passe en ce moment en Amérique latine ! Nous estimons que c’est là l’antidote qui s’impose. Le second terme de l’équation, si vous voulez… Le remède capable de neutraliser cette révolution.

— C’est criminel, bredouilla Zwingler en libérant un bref aérosol de salive. C’est une erreur monumentale. Que représente donc l’Amérique latine face aux millions de mondes ? Pour acheter une petite paix merdeuse, nous sacrifions les étoiles, alors que nous aurions pu acheter les étoiles avec une demi-douzaine de cerveaux. C’est trop idiot ! »

Dans la nuit étoilée, le jet survola Panama et continua sa route au-dessus des Caraïbes.

Ainsi, un par un, les garde-fous furent judicieusement abattus. Des voix américaines et russes, exaltées, parlèrent de l’énormité du globe interstellaire qui orbitait autour de la Terre. On signala des apparitions d’OVNI à Los Angeles, à Omsk, à Tachkent et à Caracas, on signala de mystérieux cratères aux parois carbonisées sur les hyper-autoroutes, d’incompréhensibles accidents d’avions, abattus par Dieu sait quoi.

Le jet vira au-dessus du golfe du Mexique pour gagner le sud des États-Unis.

Aux questions hargneuses et obstinées de Zwingler, Hirsch répliqua : « Les Russes ? Premièrement, ils sont mouillés jusqu’au cou dans cette affaire de livraison de cerveaux. Deuxièmement, ce sont les Chinois qui ont retiré tout le bénéfice politique de l’histoire en détectant le sabotage nucléaire du barrage. Et troisièmement, disons qu’après votre départ les tractations n’allaient pas fort. Effectivement, on a négocié, ils ont négocié, mais la contrepartie technique qu’ils nous offraient nous a paru inutilisable. C’étaient les coordonnées de quelques étoiles minables. Et puis quelques béquilles pour nous permettre de clopiner un peu plus vite autour du système solaire, mais pas assez vite pour échapper à notre propre condamnation à mort pour des raisons aussi variables qu’inconnues. En un mot, c’étaient les miettes tombées de la table du riche. Enfin, Tom, essayez de comprendre ! Nous sommes l’espèce humaine, qu’on soit Soviétique ou Américain. Cette révolution il faut la mater. On ne va quand même pas se battre pour asseoir notre domination sur une petite centaine de millions de gauchos ou de je ne sais quoi ? Il est possible que les Chinois, eux, s’y intéressent, eux les soi-disant habitants de l’Empire du Milieu, alors qu’ils ne sont qu’une bande de péquenots accrochés à leur lopin de terre ! Mais nous, les Soviétiques et les Américains, nous sommes de vrais broussards dans l’âme. On n’est pas des ânes et ce n’est pas une carotte balancée devant notre nez qui nous fera faire un pas. Au contraire, on se retourne et, vlan, d’une ruade, on envoie promener la carotte. Faut pas se moquer de nous !