Le tambourinement de la pluie sur le toit ne faisait rien pour apaiser les élancements de la migraine dans la tête de Charlie. Il avait du mal à maintenir le contact radio avec la Coordination du Plan qui, à Santarém, était distante de quelque neuf cents kilomètres.
De la visite, il ne manquait plus que ça, pensa-t-il. Encore ces foutus curés.
C’était un type de petite taille et qui avait dû être tout en muscles. Mais, depuis qu’il avait quitté l’armée, sa musculature s’était ramollie. Ses cheveux s’étaient clairsemés, ne formant plus qu’un mince casque de mèches courtes plaquées sur son crâne, comme une grosse feuille morte dentelée et humide. Dans son visage, c’était le nez au bout retroussé et bosselé, qui détonait. Un nez dont les irrégularités étaient en partie nivelées par une peau graisseuse aux pores dilatés, et par des narines évasées comme s’il y avait fait séjourner ses doigts pendant plusieurs années. Depuis quelque temps déjà, la couperose étendait son réseau violacé sur ses pommettes.
Ses rêves, tout comme son contact radio quotidien, ne visaient qu’un seul objet : Santarém, seule issue de ce trou dans la jungle. Plus qu’une ville, par ailleurs insignifiante, Santarém était une anomalie, une affection congénitale héritée de la guerre de Sécession américaine. Ceux des Confédérés qui n’avaient pas voulu suivre le général Lee dans sa reddition s’y étaient réfugiés et leurs descendants y vivaient depuis lors, vouant aux autres épaves de la présence américaine un mépris que ceux-ci leur rendaient bien. Désertée, Fordlandia, fondée par Henry Ford, abandonnée, sa Belterra, témoin du grand boom sur le caoutchouc qui avait laissé derrière lui un opéra rococo en plein cœur de l’Amazonie, à Manaùs, et qui avait fait remonter des milliers de kilomètres de fleuve à la Pavlova venue danser pour les barons du latex. Or, voilà que Santarém bénéficiait d’un nouvel afflux d’Américains, conseillers venus aider à la construction du barrage principal qui s’étendrait sur soixante-cinq kilomètres, de Santarém à Alenquer, équipé d’une double écluse enchâssée dans le roc, d’un port en eau profonde, de turbines et d’un complexe de distribution d’électricité. Venus aussi pour superviser la construction d’une douzaine d’autres barrages secondaires sur la mer intérieure qui bientôt serait l’égale méridionale des Grands Lacs de l’hémisphère nord.
Une vaste mer engloberait l’Amazone. On estimait à un demi-milliard de dollars le coût du relevé topographique aérien de la région. La moitié de cette somme suffirait à la submersion finale et à l’arasement définitif des accidents du relief.
Quant au sous-barrage de Charlie, il consistait en dix kilomètres de terre tassée, pilonnée, revêtue d’un rutilant masque de plastique orange et taillée à même la jungle. Un lac d’une quinzaine de milliers de kilomètres carrés s’appuierait sur sa face postérieure, d’une profondeur telle que les gros dragueurs de bois puissent en extraire la richesse forestière qu’il engloutirait. Un million d’arbres ? Un milliard d’arbres ? Qui le saurait jamais ? Bois durs, acajou, cèdres, arbres-de-fer. Fromager, garlic tree et cacaoyers. Balsas, anacardiers, lauriers. Une innombrable variété d’arbres, une incroyable étendue de terrain. Et un tel volume d’eau. Toutes choses dont, jusqu’à présent, l’humanité n’avait pas su se servir.
« Putain de pluie, pensa Charlie. Ça vous pourrit le moral. » Le seul avantage, c’est qu’elle accélérait le remplissage du lac et rendait sensiblement plus proche le jour où, enfin, il laisserait derrière lui ce trou merdeux.
— Qui c’est ? Les curés du camp ?
— Non, c’est un capitaine de la police politique avec deux de ses collègues. C’est bizarre. C’est bien la première fois…»
Son visage soucieux fut soudain éclairé d’un sourire bravache.
« Surtout, Charlie, tu fais attention à ce que tu dis. Il y a encore un bout de chemin avant que tu rentres chez toi.
— Je dois prendre ça comme le conseil d’un ami ? Politiquement, j’ai l’impression d’être sans histoires.
— Ils sont venus en hélicoptère, alors dépêche-toi, parce qu’ils n’aiment pas attendre.
— Tu permets, je suis en communication ? Et puis merde, de toute façon, je n’ai que de la friture. Santarém, vous m’entendez ? La communication est épouvantable. Je laisse tomber. Je rappelle plus tard. Terminé. Tiens, Jorge, va chercher une bouteille de brandy. Je vais les recevoir ici…»
Jorge se retournait pour sortir lorsqu’une main poussa la porte à la volée et le projeta au milieu de la pièce. À peine avaient-ils fait irruption que les trois hommes fouillèrent la pièce du regard : la radio, les maquettes du barrage, les cuvettes sous les gouttières du toit, les draps sales sur le hamac, les cartes dépliées, les bandes et les piles de Playboy.
Le capitaine avait un uniforme kaki encore raide, un foulard tacheté de rouge négligemment noué autour du cou, des bottes de cuir noir et un pistolet dans son étui. Si son apparence dénotait suffisamment le militaire, il n’en était pas de même de ses compagnons qu’on aurait pu prendre pour des capangas, les gorilles recrutés par les propriétaires terriens et les pionniers de l’arrière-pays brésilien. Un métis au visage de rongeur sournois. Plus un Noir massif aux dents aussi sombres que la peau, aux yeux d’un jaune caséeux injectés de sang. Par ailleurs, ils portaient les mêmes bottes de cuir fin, des pantalons de tenue léopard et des gilets de corps. Le Noir serrait une mitraillette sous son bras. La face de rat portait un fusil à répétition au bout duquel était fixée la lame polie d’une baïonnette.
Jorge allait passer à côté du Noir lorsqu’un coup sec de la mitraillette dans les côtes l’arrêta.
« Almeida, reste ici et écoute-moi, ça te concerne aussi. Je suppose, monsieur Faith, que vous ne parlez pas portugais ? »
Le capitaine s’exprimait en bon anglais teinté d’accent américain, mais son sourire était totalement dépourvu d’humour. C’était plutôt la jubilation glacée d’une bête à l’affût.
« Désolé, mais je le comprends un peu. Cela dit, Jorge me sert habituellement d’interprète.
— Alors nous parlerons anglais.
— Jorge allait chercher de quoi boire. Vous prendrez bien un verre de brandy ?
— Excellente idée. Buvons donc du brandy. Mon pilote ne prendra rien. »
Le regard embarrassé de Charlie alla du Noir à la face de rat.
« Lequel est le pilote ?
— Ni l’un ni l’autre, bien évidemment. Mon pilote est resté à s’occuper de son appareil. »
Le capitaine parla rapidement à ses hommes, entrecoupant ses paroles de sourires carnassiers et le Noir laissa passer Jorge.
« Vous devez vous demander pourquoi nous venons vous déranger dans votre excellent travail. Est-il besoin de dire que nous autres Brésiliens, nous vous devons beaucoup, à vous et à vos compagnons perdus dans cette jungle hostile. Nous sommes si loin de la civilisation, de Rio ou de São Paulo.
— Le fait est que je suis venu directement de Santarém et que je n’ai jamais vu ces villes.
— Quel dommage ! Gageons que vous aurez l’occasion de dépenser un peu de vos indemnités dans nos belles villes et que vous connaîtrez l’authentique hospitalité brésilienne après cette détestable jungle. Quel bonheur, monsieur Faith, que vous la fassiez disparaître sous les eaux. Les richesses du sous-sol, la civilisation, une fortune nouvelle…»
Est-ce que, par hasard, ce personnage et ses deux gorilles n’en auraient pas à ses liasses de dollars et de cruzeiros ? Cela ne valait quand même pas le déplacement en hélicoptère. Mais il se souvenait de cette histoire de droits de douane à propos de matériel de première nécessité, où les autorités, prétextant de taxes à déduire, avaient prélevé sur l’ensemble une somme rondelette de plusieurs milliers de dollars. Il espérait qu’ils n’étaient pas venus pour le plumer.