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Il y habitait, mais était-ce sa maison ?

Y habitait aussi une femme, Eileen, unie à lui par les liens du mariage, mais, l’autre soir, un répondeur automatique suffisamment au point aurait pu remplacer cette voix relayée par satellite qu’il avait entendue au téléphone. Y habitait également un petit garçon dont l’allure rappelait à s’y méprendre celle du second des deux hommes aigris et vides, immobiles sur le chemin de terre…

Doucement, Sole poussa Pierre vers les quelques marches qui menaient à l’allée. Mais ce geste était dépourvu d’affection, sentiment désormais impossible. Il ne restait que la douceur du mouvement.

Pierre regarda Sole avec étonnement, mais gravit les marches sans poser de question avant de s’éloigner sur le raidillon boueux.

Sole était seul.

La campagne anglaise semblait aussi vide et dépouillée qu’un paysage lunaire, comparée à la luxuriance détrempée de l’Amazonie. Au-dessus de lui, le ciel déployait froidement l’inexistence corrosive de ses atmosphères sèches et ténues. À travers les champs sans vie, il prit le chemin du Centre Haddon.

Jamais, marchant sous le blanc cassé du ciel, il n’avait ressenti, avec une acuité et une tension semblables, l’impression d’avoir pris place dans un absurde accident statistique, comme s’il était cerné par les fantômes des milliards de futurs qu’il aurait pu vivre, mais n’avait jamais vécus, d’autres Soles qui auraient pu naître sans jamais avoir vu le jour, et dont l’exclusion mettait entre parenthèses sa propre vie au point qu’elle en paraissait irréelle : une vie vécue entre parenthèses. Il percevait avec une acuité envahissante le moindre rameau, le moindre brin d’herbe dans l’éclat de leur contingence absolue, n’existant que par la parenthèse qui les isolait de l’absence de leurs infinis possibles. Sur son passage, les mottes de terre tordaient en sourires de gargouilles leur visage de nains contrefaits. Le bleu du ciel à travers les branches décharnées était le vitrail d’une cathédrale, l’éventail de plumes qu’un paon aurait déployé pour courtiser le néant.

Il balançait au bout de son bras un sac de voyage bourré de vêtements, sachant que de nombreux autres Soles étaient porteurs d’autres projets, marchaient vers d’autres choix dans les limbes de leur existence que le hasard avait fait avorter.

Au-delà de ce bleu que Sole voyait comme un vitrail ou les plumes d’un paon, dans l’obscurité où, à seize cents kilomètres d’altitude, se dissolvait ce bleu, le commandant Pip Dennison flottait dans son costume de bibendum. Le commandant était par ailleurs, avec cinq cents sorties, un vétéran du Sud-Est asiatique, un ancien du Skylab et l’auteur d’une thèse de doctorat très remarquée sur la mathématique des trajectoires orbitales. La vitre de son heaume reflétait le disque bleu de la Terre, rehaussé de tortillons de crème fouettée comme une glace dans un milk-bar.

Son cordon ombilical scintillant dans la lumière crue du soleil serpentait vers la navette spatiale de laquelle d’autres fils arachnéens s’échappaient vers d’autres formes caoutchouteuses et humaines. Une demi-douzaine des hommes d’équipage s’étaient posés sur l’énorme fruit fendu dont les éléments avaient traversé l’écorce fripée, l’entaillant de crevasses et de canyons aux ombres tranchantes. Comme des guêpes, ils s’étaient assemblés pour sucer le jus du fruit gâté.

Comme des mouches sur une pièce de gibier rare qu’on aurait mis à faisander dans le réfrigérateur de l’espace.

Pip consulta le détecteur de rayons X attaché à son poignet. L’état de décomposition de ce gibier était soumis à une loi inverse : la carcasse ne serait consommable que lorsque le travail de la décomposition radio-active aurait cessé. Alors quel festin s’organiserait dans le ciel autour de cette pièce de gibier, orange fendue, œuf éclaté.

Ils commenceraient par le nord du fruit. Plus tard, ils le contourneraient pour gagner le sud, c’est-à-dire la crevasse de neuf mètres de profondeur sur quinze de large qu’un coup de hache d’un million de degrés avait taillée dans le crâne de l’ennemi, commençant leur travail sans quitter des yeux leur compteur de rayons X.

Mais le commandant Dennison, qui inspectait la crevasse métallique, était tenaillé par le doute. Et si quelque monstre avait survécu au coup de hache, au manque d’air ? Quelque monstre, vivant, tapi dans ces profondeurs ?

L’ouverture bâillait sombrement. Après tout, on disait bien qu’un homme dans l’espace n’était qu’un plongeur de mer profonde qui veillait à équilibrer la pression de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. Aurait-il à redouter les tentacules de quelque pieuvre qui l’entraînerait dans l’abîme blessé ? Pip, qui dégrafait le bout de son cordon ombilical pour le fixer magnétiquement à l’écorce métallique, frissonna. Ailleurs sur la surface éclatée, une demi-douzaine d’Américains et de Russes amarraient également leur cordon ombilical. Pip dirigea sa lumière vers le bas et prit rapidement une holographie du gouffre au fond duquel luisaient les méandres gras de tuyaux entrelacés comme des intestins. Il lâcha l’appareil qui flotta et, pour la seconde fois, s’assura qu’il avait bien en main l’arme improvisée qui leur avait été fournie à tous : un lance-capsules explosives à gaz comprimé.

« Ici Dennison. J’amorce la descente, dit-il dans son micro laryngal.

— Bonne chance, Pip, murmura une voix dans son oreille. Et bonne chasse. »

Pip fit basculer son corps, si bien que, pour descendre, il escalada le bord de la faille. Le changement d’orientation plaça les océans bleus parcourus de crème fouettée du milk-bar à seize cents kilomètres sous ses semelles.

Lorsque Sole poussa la porte d’entrée et pénétra dans la chaleur, ses intentions étaient à la mesure de ce jour hivernal, tranchantes et glacées.

Plus d’arbre de Noël, plus d’inscriptions, plus de pancartes.

Personne ne le remarqua lorsque, engageant sa clé dans la serrure de sécurité, il passa la porte qui menait à l’aile postérieure.

Il descendit par l’ascenseur, sortit dans le couloir et se précipita vers la première fenêtre.

Dans l’univers enchâssé, l’écran était vide. Les quatre enfants dormaient, étendus sur le sol, soigneusement alignés.

Une gangue de plâtre enfermait la jambe de Gulshen. Un bandage entourait la main de Rama. Un bandage également sur le front de Vasilki dissimulait en partie son visage contusionné.

Vidya était seul, intact, à ne pas dormir paisiblement. Surmontant l’effet des tranquillisants et des barbituriques, ses lèvres bougeaient, tordues par des tics musculaires.

Sole s’arrêta à peine à ces détails. Du premier coup d’œil, il vit que Vidya n’avait rien et cela seul comptait pour lui. Il traversa le sas sans un regard pour le masque décodeur, laissa tomber son sac de voyage à côté du garçon et se pencha sur lui. À tout hasard, il l’appela : « Vidya ! » Le garçon sursauta, ses lèvres se crispèrent mais il n’ouvrit pas les yeux.

Il est drogué, se dit Sole avec une sorte de dégoût. Il jeta un bref regard sur la batterie de micros et d’objectifs de la vidéo. Ils n’étaient vraisemblablement pas ouverts et, s’ils l’étaient, personne ne devait regarder car il n’y avait rien à enregistrer.

Il prit les vêtements dans son sac et commença à habiller Vidya. Au fond, il était amusant de penser que le garçon allait se réveiller et, pour la première fois, tout habillé, se sentant peut-être, au début, désagréablement corseté dans l’étroitesse de sa veste, puis prenant conscience des vastes perspectives qui s’ouvriraient devant lui…

Contournant la Volkswagen bleue pour accéder au côté de la maison, Pierre fit crisser le gravier sous ses pas.