Выбрать главу

Il regarda par une fenêtre et vit un garçon se tortiller dans un fauteuil devant la télévision, croisant et décroisant nerveusement les petites allumettes pâles de ses jambes. Le visage du garçon le remplit de stupeur. Ces traits de jeune renard, c’était le propre visage de son enfance tel qu’il était encore quelque part, sous la reliure de toile verte d’un album de photos.

Mais Chris n’avait jamais rien dit. Ne lui avait jamais rien laissé entendre. Combien de temps s’était-il écoulé depuis Paris ? Après tout, c’était possible.

Ce serait donc son enfant ? Cela pouvait expliquer l’attitude ambivalente de Chris. Depuis que Pierre avait pu, lucidement, considérer la présence de Chris dans la forêt amazonienne, il n’avait cessé d’avoir le sentiment que ce dernier y mettait en jeu un conflit personnel qui n’avait rien à voir ni avec les Indiens, ni avec les extra-terrestres, ni même avec ses expériences du Centre Haddon.

Une autre fenêtre le mit face à face avec Eileen.

Elle resta un moment sans reconnaître cet homme maigre et usé, puis elle courut à la porte de la cuisine.

« Pierre ! Mais Chris ne m’a rien dit, au téléphone…

— Rien ? »

Ils s’embrassèrent sans insister. Pierre la tint par les épaules pour regarder ses yeux qui avaient vieilli, dont le regard s’était détendu.

Il fit un geste hésitant vers l’autre pièce que la télévision emplissait d’une musique assourdissante.

« Je ne savais pas… Chris ne m’a jamais rien dit… Dis-moi si je me trompe ?

— Oui, et il s’appelle Peter. J’ai l’impression que Chris n’en a pas beaucoup parlé…

— Voilà… Chris est parti à l’hôpital pour faire je ne sais quoi. Peut-être pour nous laisser un moment ensemble ? »

Pip flottait dans un boyau le long duquel couraient les gaines contenant les câbles, maintenant rompus et tordus, dans l’épaisseur de l’écorce de la Sphère. Plus loin le boyau était étranglé par l’onde de choc de l’explosion et le plafond rejoignait le sol comme dans une galerie de mine oblitérée par un glissement de terrain.

Non loin de là, l’ouverture d’une écoutille avait été soufflée. Une échelle aux degrés espacés d’un mètre environ menait au niveau inférieur. La vue était bouchée par le corps flottant d’un des grands étrangers osseux, auréolé d’une efflorescence de givre rose.

Pip descendit prudemment, la tête en avant, les échelons, jusqu’au cadavre du non-humain dans son cocon de sang. Il hissa le corps à côté. Son vêtement gris, ou bien sa peau, resta attaché au métal glacé, laissant une épluchure gelée.

Pip se hissa à son tour dans un corridor plus haut et voûté, nettement plus spacieux que le boyau qu’il venait de quitter. Il promena sa lumière autour de lui. D’un côté, le corridor se perdait dans une courbe dénivelée. De l’autre, il menait à une salle de machines oisives, mortes au milieu desquelles le corps d’un second étranger flottait, tournant sur lui-même comme une hélice, très lentement. De ses oreilles éclatées, le jet gris sorti de son crâne était figé. Pip bascula de nouveau sur lui-même pour placer le plancher sous ses pieds, puis il se propulsa doucement vers les appareils. Ambassadeur de l’univers de la crème glacée, il inspecta ces premières miettes du festin de l’Esprit. Il prit des hologrammes et garda l’œil sur son détecteur de rayons X.

Dix minutes plus tard, quand il sut qu’il ne comprendrait pas à quoi servaient ces machines, il se laissa descendre le long de la pente accidentée d’une rampe vers un niveau encore inférieur…

Avec Vidya endormi dans ses bras, Sole reprit l’ascenseur et parcourut le couloir en sens inverse. Derrière la vitre de sécurité armée de filaments ténus, la ceinture d’arbres aux formes aiguës enserrait le bâtiment comme un cilice. Tout était calme.

Il déverrouilla la première porte.

Dans l’espace qui séparait les deux portes, Lionel Rosson l’attendait. Il ne manifesta aucune surprise à voir Sole et ce qu’il portait dans ses bras.

« Alors, Chris, qu’est-ce qui te prend ? Tu sabotes, ou tu deviens sentimental ? Je suppose que je devrais te souhaiter la bienvenue à Haddon. Mais commençons par remettre le garçon à sa place, tu veux ? Tu sais, c’est la semaine dernière, que j’aurais voulu te voir revenir, j’en avais plus que besoin. Mais maintenant… disons que ça a changé. »

Sole murmura rageusement :

« Je fais sortir Vidya d’ici. Il va vivre une vraie vie. J’en ai marre, de la science bidon et des singeries de la politique, des études pour le progrès de l’humanité ! De la bestialité qu’ils travestissent de noms de code, Saut-de-Puce, Coup de Pied de l’Âne et le reste ! Et Haddon, c’est la même chose…

— Justement, Chris, parle-moi des puces qui sautent et des ânes qui ruent, lui demanda Rosson d’un ton provocant sans quitter d’un œil le garçon endormi et sans bouger de devant l’autre porte.

— On n’en a pas parlé à la télé ? Les soucoupes volantes, la menace extra-terrestre, et toute cette foutaise. Je me suis même laissé dire que ça avait coupé l’herbe sous le pied de la révolution en Amérique du Sud !

— Alors, tu étais dans le coup, Chris ? Très bien. Mieux vaut savoir tard que jamais. Tu as vu leurs blessures ? Tu comprends que le garçon est sous neuroleptiques ? Et il en avait besoin, crois-moi !

— Mais moi, les besoins, j’en ai ma claque. Les exigences de la politique ! Les exigences de la science ! Les besoins de l’humanité ! Qu’ils aillent donc se faire foutre avec leurs besoins !

— Chris, tu ne comprends pas ce qui se passe. Reconduis Vidya en bas. On va essayer de dégager une stratégie.

— Qui a besoin d’une stratégie ? ricana Sole.

— Nous, Chris. Nous sommes en pleine crise…

— C’est toi qui as tout foutu en l’air ! Tu ne t’es pas occupé de Vidya ! »

Avec douceur, Sole posa le garçon sur le sol.

« Pour l’amour du Ciel, Chris, écoute-moi. Le programme linguistique, c’est fini. Jusqu’à un certain point, les gosses ont accepté la surcharge mnémonique inévitable à court terme. Mais maintenant, tout a cédé, exactement comme un barrage qui cède. »

Sole gronda au visage de la forme brumeuse qui lui faisait face.

« Ne viens surtout pas me parler de barrages qui cèdent.

— Bien sûr, Chris, tout ce que tu veux. Mais écoute-moi. Les enfants ont régressé vers le babillage. Pas le babillage du bébé. Non. C’était au niveau des façons de penser, des concepts…

— Ôte-toi de là. Tes façons de penser, tu peux te les…

— Ce que je veux dire, c’est que ton enchâssement…»

Sole frappa Rosson à l’estomac.

«… S’est réalisé », parvint à dire Rosson dans un souffle. Sole empoigna la longue tignasse et frappa la tête, violemment, contre le mur, jusqu’à ce que Rosson, soudain flasque, s’effondrât au sol.

Il reprit Vidya dans ses bras et déverrouilla la porte suivante.

Pip flottait dans ce qui, plus tard, devait s’appeler la première Chambre des Cerveaux.

Le faisceau de sa lampe tomba sur les boîtes cristallines de maintenance biologique dont les rangées superposées formaient la voûte d’un dôme. Des consoles d’appareils montaient des vrilles de câbles comme une épaisse végétation épiphytique de forêt tropicale. Les câbles se terminaient dans la gelée plastique dont les boîtes étaient remplies et là se divisaient en un million de filaments qui étaient en contact avec la moindre parcelle carrée de ce que contenaient ces cuves : des cerveaux nus, immergés dans la gelée comme des amandes dans un rahat-loukoum.

Il y avait des cerveaux de toutes tailles et de toutes formes. Semblables à des champignons, à des coraux, à des cactus caoutchouteux. Les cerveaux se prolongeaient par des segments de moelle épinière, parfois raides comme des cordes de piano, parfois crépus, parfois ondulés. Des organes sensoriels saillaient, reliés aux cerveaux par des fibres musculaires et des pédoncules osseux. On reconnaissait en certains des globes oculaires tandis que d’autres étaient d’aspect plus incertain. N’étaient-ils là que pour recevoir la lumière, ou pour percevoir d’autres formes de radiations ?