Pip, pris entre la terreur fascinée et le dégoût, ne pouvait en détacher ses yeux. L’installation lui rappelait l’école et son laboratoire de biologie où des créatures aquatiques délavées flottaient dans les bocaux comme des cornichons solitaires.
Aucune des boîtes de maintenance n’avait souffert des coups portés à la Sphère.
Il se demanda si ces intelligences avaient pu survivre, protégées par leur gelée, congelées avec une rapidité telle qu’elles hibernaient sans avoir eu le temps de mourir ?
Il n’y avait pas là d’organe vital à léser, pas de poumons à éclater. Le système de maintenance s’était, tout simplement, interrompu et, déjà, les cerveaux s’étaient retrouvés soumis à une température qui suspendait toutes leurs fonctions.
Des experts en cryogénique de la Terre pourraient-ils rendre à ces créatures une quelconque conscience ? Existerait-il une possibilité de rétablir les systèmes de maintenance ? En ramenant sur Terre les cerveaux pour les réchauffer ?
Peut-être le choc du froid mortel avait-il été trop violent pour que ces cerveaux qui n’étaient vivants qu’en théorie l’encaissent sans dommage, même s’il subsistait une trace de conscience.
Mais la moindre possibilité n’était pas à écarter. Le devoir de l’humanité envers ces prisonniers était de les ramener. Les sciences du psychisme ne pouvaient que tirer profit du contenu de cette chambre, tout comme les sciences physiques avec les machineries de la Sphère.
Ces pensées l’exaltaient, lui le pionnier, le docteur cum laude, le vétéran des croisades libératrices du Sud-Est asiatique, flottant au milieu des cerveaux en provenance de milliers d’années lumière. Il murmura une prière.
Mon Dieu, faites qu’on puisse ressusciter ces cerveaux.
Faites qu’une nouvelle vie leur soit donnée par les techniciens de la fondation Ettinger. Qu’il en résulte de nouvelles alliances d’esprits, ce que ces monstres leur avaient refusé, comme ils l’avaient refusé à l’Humanité à laquelle ils ne voulaient que ravir quelques cerveaux avant de repartir. Je vous en prie, Seigneur, par pitié pour l’Humanité.
Que Dieu bénisse la fondation Ettinger, murmura Pip dans son casque. Que Dieu les bénisse et leur donne la force de ramener à la vie et de soigner ce corps congelé.
Cette prière lui était familière car sa nièce, âgée de quatre ans, morte l’été dernier d’un cancer généralisé, avait été congelée dans une ampoule d’azote liquide.
Pip, le cœur serré par sa propre compassion, pleura doucement dans son casque. Le faisceau de la lampe dansait sur les cerveaux congelés dans leur vivarium.
Portant Vidya dans ses bras, Sole fit en sens inverse le chemin à travers les champs gelés. Bien sûr, cela rallongeait le trajet jusqu’à la maison, mais les rencontres y étaient assez improbables. Peu à peu, l’air froid pénétrait le sommeil de Vidya. Le garçon n’avait jamais connu cette sensation. Ses lèvres se tendirent comme pour goûter et se rétractèrent. Ses joues se violaçaient. Sa peau se hérissait.
Sole traversa la route où il avait laissé Pierre et ses yeux tombèrent sur la Volkswagen bleue. Garée près de la maison, elle incitait au mouvement, à la fuite.
Il serra le garçon dans ses bras. Il l’aimait et haïssait tout le reste. Des sons confus s’échappèrent de la bouche de l’enfant.
Puis les yeux de Vidya s’ouvrirent et de ses grands yeux étonnés il regarda la voûte immense du ciel et les squelettes des arbres.
Eileen et Pierre sortirent à sa rencontre, mais, lorsqu’il vit le garçon, Pierre saisit le bras de la jeune femme pour l’arrêter.
« Chris, à quoi tu joues ? »
Elle regardait fixement Vidya, troublée par le regard non moins fixe que lui renvoyait le garçon.
« Tu as ramené un petit Indien du Brésil ?
— Non, à part moi. Chris n’a rien ramené. C’est un des enfants sur qui ils font des expériences au Centre. D’habitude, ils sont sous les verrous. Chris doit avoir perdu la tête, pour l’amener ici…»
Dans la maison, la sonnerie du téléphone se mit à grésiller.
À ce moment seulement, Pierre lâcha le bras d’Eileen.
« Tu veux que j’aille répondre ? Je crois savoir de quoi il s’agit. Tu ne t’en rends peut-être pas encore compte, Eileen, mais ton Chris vient de briser sa chère carrière et de disperser les morceaux à coups de pied. »
Stupéfaite, elle regarda le Français.
« Qu’est-ce…
— Chris vient de violer en beauté les consignes de sécurité. Dieu sait pourquoi. Il n’a pas l’air de s’en rendre compte…»
Chris étreignit le garçon et baissa les yeux sur lui.
« Heureusement, il est en bonne santé, dit-il autant pour lui que pour Pierre et Eileen. Physiquement, il n’a rien. Il est en pleine forme. Regardez-le qui essaie de comprendre tout ce qui se passe. Il n’en perd pas une miette, le petit bandit…»
Pierre fit un geste interrogateur en direction de la maison où le téléphone sonnait toujours. Mais Eileen avait la tête ailleurs. Ses yeux allaient de son mari à l’enfant mal ficelé dans ses vêtements. Pierre haussa les épaules et rentra pour répondre.
« Tu veux dire que cet enfant est à toi, Chris ?
— Bien sûr ! De qui pourrait-il être ?
— Mais… Quand ? Je veux dire… comment ? C’est pour qu’il soit témoin de cette pauvre scène de ménage, que tu as fait venir Pierre ici ? Pour cette petite vengeance minable ? Après être resté parti si longtemps, tout ce que tu trouves à faire, c’est cette comédie ? Pauvre petit moins que rien, tu es vraiment détestable ! »
Vidya avait toujours les yeux fixés sur le visage tordu de colère d’Eileen. Les poings du garçon se contractèrent dans les petits gants. Son corps se tordit comme pour échapper au carcan des vêtements. Puis, comme un serpent, il se tortilla dans les bras de Sole, le visage fouetté par l’air glacial.
Sole avait les yeux également fixés sur sa femme. Sa colère l’avait désarçonné. Cela lui semblait tellement paranoïaque et inutile ! Après tout, deux semaines ce n’était pas une si longue absence.
« Si c’est ça que tu veux savoir, je n’ai pas baisé une quelconque infirmière exotique ! Vidya est mon fils… le-le fils de mon esprit !
— Et tu ne penses pas que Peter est le fils de ton cerveau tortueux ? Tu sais, Chris, c’est vraiment très délicat de ta part de faire venir Pierre ici pour servir ta démonstration.
— La présence de Pierre est purement accidentelle. Tu peux me croire. Je me demande pourquoi je m’amuserais à d’aussi sombres machinations ?
— Est-ce que moi, je peux voir mieux que toi ce que tu penses ? Est-ce que je sais, moi, si ton inconscient n’a pas besoin d’une mise en scène comme celle-ci ?
— Une mise en scène ? Mais de quoi parles-tu ?
— D’abord, Pierre qui arrive. Et ensuite, toi qui fais une entrée théâtrale avec ton « vrai » enfant dans les bras. Le fils de ton esprit, comme tu dis. Tout ça, figure-toi que c’est trop fort pour moi. Dis-moi un peu ce que c’est, un fils de l’esprit ? »
Les yeux de l’enfant allaient et venaient rapidement de Sole à sa femme. Il absorbait voracement l’électricité qui courait entre eux. Sole devait le maintenir toujours plus fort à mesure qu’il se débattait. Eileen, tu racontes n’importe quoi sous le coup de l’émotion. Il n’avait pas pensé à tout ça en faisant venir Pierre. Ç’avait été pure générosité. Pour tenter de lui apporter quelque chose, mais pas pour la frustrer de quoi que ce soit ni l’humilier.