« De toute façon, je ne pense pas pouvoir rester ici. Tu as les clefs de la voiture ? Il faut que je l’emmène ailleurs.
— Ça me dépasse. Tout simplement, tu… tu m’étonnes. »
Un sentiment de légèreté s’empara peu à peu de Sole.
Eileen reculait à l’arrière-plan. La maison, la voiture et le paysage s’altéraient subtilement. Ils étaient toujours là. Mais différents.
Ces choses familières, il les voyait toujours. Mais il les voyait comme pour la première fois. Ces choses familières étaient à la fois infiniment étranges et nouvelles. Comme si, de façon troublante, leur existence s’était dédoublée. Leurs couleurs étaient à la fois passées et brillantes. Les formes correspondaient parfaitement à leur image habituelle mais subissaient en même temps une étrange distorsion, un raccourcissement, comme par un dérangement des lois de la perspective.
La maison, tout en étant toujours une maison, était également une énorme boîte de briques de plastique rouge. La voiture était toujours une Volkswagen, mais aussi une grosse masse vaguement sphérique de plastique et de verre aux fonctions incertaines.
En face de lui était Eileen, silhouette bi-dimensionnelle posant devant un écran qui ne touchait pas le sol.
Au-delà, un plateau nu s’étendait à perte de vue, incapable de se terminer par une ligne tant soit peu matérielle. Pris par la panique, il chercha les limites, les frontières qui auraient dû être là. Il ne trouva, très loin, qu’une zone circulaire de lumières floues. Très loin ? Très proche ? Il ne savait plus. Et, lorsqu’il essaya de réfléchir au problème, le monde l’agressa de ses intermittences, l’épouvanta du halètement qui le dilatait et le contractait successivement. Dans cette zone de lointains, les lignes de la perspective se brisaient mais les points de fuites s’acharnaient à demeurer en deçà de leur disparition. De cette confusion d’ombres et de lumières, il tenta de structurer un mur. Mais le mur, à moitié achevé, roula vers lui comme une lame, reflua, l’enferma et se rétracta comme si Sole avait été englouti par un estomac de verre mou et les parois de l’estomac se contractaient alternativement tandis que les acides attaquaient sa peau nue, râpant sa peau d’une langue invisible.
Sur ce plateau illimité et menaçant, s’élevaient à intervalles irréguliers des formes raides de géants en équilibre sur une seule jambe, battant nonchalamment l’air de leurs cent bras et de leurs mille doigts.
Mais leurs bras ne s’élevaient pas assez pour atteindre la paroi supérieure de l’estomac, abîme brumeux teinté de bleu qui se rua sur lui et le réduisit à la taille d’un point avant de s’insuffler en lui, se substituant à sa pensée jusqu’à l’éclatement de sa tête.
Il fit une chose impossible.
Il se dégagea, affolé, de sa propre prise. Un instant, il se vit contenant et contenu, il vit le Moi qui le contenait et le Moi qu’il contenait. À peine formée, cette vision double se scinda et, devant ses yeux horrifiés, ses deux états de lui-même coexistèrent, mais alternativement.
Rapidement, les deux versions de son Moi accélèrent leurs substitutions de l’une à l’autre au point qu’elles se succédèrent devant ses yeux comme les images d’un film, donnant une pénible impression de continuité, mais d’une continuité qui se déroulait simultanément en deux endroits différents.
De nouveau, la vision s’imposa. Il se maintenait lui-même, luttait contre lui-même, ne sachant pas lequel des deux états était authentique.
Comme la première fois, la double vue se scinda. Il était Sole, l’Homme qui, hésitant entre la terreur et la nausée, regardait dans les yeux du Garçon. Mais ces yeux se creusèrent comme des mares. Comme des miroirs. Des soucoupes de verre. Et, en même temps qu’il pouvait y voir son image réfléchie, il se voyait à travers elles.
Dans leurs profondeurs, un maelström se mit à tourbillonner frénétiquement, aspirant toute chose vers un point de fuite qui ne fuyait pas mais qui, au contraire, s’engraissait de lumière, de tout ce qui était de monde visible, c’est-à-dire du regard dont il était le reflet ou la symétrie. Il était donc impensable de lui échapper.
Il portait le ciel comme un chapeau. Il ressentait comme un effilochement de sa propre substance l’étirement des nuages à peine perceptibles dans le bleu. Ses doigts prenaient naissance à la fourche des arbres. Sa langue goûtait une par une les rangées de dents de brique qui fermaient la cavité buccale de la maison qui l’aurait avalé, qui l’avalerait. Simultanément, il se savait déjà avalé, la palpitation de l’estomac translucide du monde extérieur en faisait foi.
D’une secousse, le monde changea d’état.
Échappant aux lignes et aux volumes, il devint un fouillis pointilliste de taches lumineuses. Taches sombres et taches claires. Aucune fixité de forme. Aucune stabilité d’étendue. De nouvelles formes utilisaient ces points de façon entièrement arbitraire et expérimentale, émergeaient à l’existence au milieu des décombres amoncelés des perceptions extérieures à lui, luttaient pour s’imposer dans l’Être et s’effondraient. Retournaient au chaos. D’autres formes naissaient alors.
Une nouvelle création luttait contre le flot d’informations qui se déversait sur elle. Une nouvelle signification. Mais toutes les limites de la norme et de la fonction s’étaient dissoutes. Ce chaos se retrouvait donc saturé de signification à un point tel qu’il avait perdu toute possibilité de signifier une chose, quelque chose, un certain aspect des choses. Tout apparaissait revêtu de la même valeur.
Une invraisemblable pression physique montait en lui pour contraindre ce monde à se cristalliser en une forme signifiante. Il le fallait à tout prix.
Où était donc cette troisième dimension qui introduisait l’espace dans la réalité ? Ce monde-ci semblait bi-dimensionnel, comprimant ses yeux et ses oreilles comme une membrane trop ajustée autour d’un noyau aussi dense que celui d’un collapsar. Comme une sphère plate de taches sensorielles exerçant sa pression directement sur son cerveau sans même passer par le canal de ses yeux ni de ses oreilles. Étroite et vorace, cette matrice laminait ses pensées.
Cette pression en lui provoqua le besoin urgent de crever cette membrane, de la franchir et de forcer le monde des objets à recouvrer sa troisième dimension, afin d’absorber ce déluge pléthorique de perceptions.
Et pourtant son intuition lui disait que ce monde qu’il voyait déjà tri-dimensionnel et que ce sentiment de dimension manquante n’avait été qu’une angoissante illusion. Il savait qu’il essayait d’imposer au monde une chose qui ne pouvait exister dans aucun univers rationnel, une dimension perpendiculaire à cette réalité : un lieu où entreposer cette information brute qui déferlait sur son cerveau et refusait de se tarir.
Il assistait à un film, mais où les images dépassées refusaient de céder la place aux nouvelles. Elles aussi étaient présentes sur l’écran. Il devait trouver un lieu où les déposer, où les oublier.
« Une dimension perpendiculaire ? » L’activité de cette image le rétablit dans l’espace et en lui-même. Il était l’Homme au Garçon. Et c’est horrifié qu’il comprit que ces pensées, ces émotions, étaient essentiellement celles de Vidya qui l’avaient pris dans leur piège.
La raison, la rationalité, était un camp de concentration où les batteries de concepts nécessaires pour survivre dans un univers chaotique s’alignaient en rangées démesurées – bien que non infinies – de baraquements scindées en blocs par des clôtures électriques que les projecteurs de l’attention surveillent sans relâche, maintenant l’un, puis l’autre, dans le faisceau de leur lumière.